Bercy floué par Uber ?

Bercy floué par Uber ?

Neuf mois après les révélations des « Uber Files », une Commission d’enquête parlementaire, mise sur pied pour faire la lumière sur les pratiques d’Uber, a auditionné le lanceur d’alerte à l’origine du scandale, Mark MacGann. Dans un entretien exclusif avec EURACTIV France, le partenaire européen de votre site, Lesfrancais.press, il revient sur les « Uber Files » et le refus sans ambages d’Uber de salarier les chauffeurs VTC.

Mark MacGann est un ancien lobbyiste, notamment responsable des affaires publiques Europe d’Uber et en charge des affaires publiques du New York Stock Exchange. Il est l’ancien directeur général de DigitalEurope.

Euractiv France : Il y a neuf mois, un consortium de journalistes révélait l’affaires des « Uber Files », dont vous êtes l’instigateur. Aujourd’hui, comment allez-vous ?

Mark MacGann : Je vais bien, même si je ne m’attendais pas à être toujours autant sollicité pour parler d’Uber, si longtemps après les révélations.

C’est une bonne chose : je remarque que de nombreuses institutions publiques en Europe et outre-Atlantique se saisissent de ce sujet.

La création de commissions parlementaires en France et aux Pays-Bas sont la preuve d’une certaine prise de conscience.

Euractiv France : Les « Uber Files » ont-ils eu des effets sur la manière dont fonctionne Uber aujourd’hui ?

Mark MacGann : Non, je ne note aucun changement de substance, tant sur le fonctionnement d’Uber et le traitement qu’ils réservent à leurs chauffeurs que sur la mise en place d’une réglementation plus forte pour encadrer les pratiques des lobbies.

« La volonté d’Uber de bloquer, ou de réduire à peau de chagrin, toute réforme protégeant les chauffeurs de VTC reste intacte », avance Mark MacGann, lanceur d’alerte des « Uber Files », dans un entretien avec EURACTIV France [Assemblée nationale]

Euractiv France : Uber affirme pourtant qu’elle a changé, notamment depuis le départ de l’ancien PDG Travis Kalanick en 2017.

Mark MacGann : Ce n’est pas vrai !

Certes, Travis Kalanick est parti. Les « kill switch » [qui bloquaient l’accès aux serveurs de l’entreprise automatiquement, une pratique largement utilisée lors de perquisitions] n’existent plus, et le système de « Greyball » [qui empêchait tout responsable public soupçonné de travailler contre Uber de réserver un taxi] non plus.

Mais la volonté d’Uber de bloquer, ou de réduire à peau de chagrin, toute réforme protégeant les chauffeurs de VTC reste intacte.

Uber a par ailleurs longtemps fait de l’optimisation fiscale en passant par les Pays-Bas, au nez et à la barbe des autorités françaises. Ces pratiques ne sont pas près de changer.

Euractiv France : Vous expliquiez lors de votre audition face à la Commission d’enquête avoir les preuves qu’Uber a tenté d’éviter le fisc français. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Mark MacGann : Les données que j’ai accumulées prouvent qu’Uber n’a pas été transparent avec le fisc.

On expliquait aux autorités que les équipes françaises se bornaient à faire le marketing d’Uber, ce qui n’était pas vrai. Faire état de la réalité de nos activités en France aurait justifié qu’Uber soit sujette à l’impôt sur les sociétés.

Uber a mené Bercy en bateau afin d’éviter toute imposition en France, en redirigeant ses profits vers les Pays-Bas.

Euractiv France : Il n’y a donc aucun espoir qu’Uber change réellement ?

Mark MacGann : Uber est la parfaite incarnation d’une multinationale : ils cassent les règles, enfreignent les lois, agissent de manière immorale… et rien ne se passe.

En réalité, Uber est une arnaque, qui ne fait que remplacer le monopole des taxis par celui des VTC.

Euractiv France : Pourtant, beaucoup reconnaissent à Uber d’avoir révolutionné le service des taxis.

Mark MacGann : Le modèle économique de l’entreprise n’a rien de révolutionnaire.

Uber utilise l’argent des investisseurs pour subventionner les courses, faire baisser les prix et attirer de nouveaux chauffeurs.

Au fur et à mesure, l’entreprise augmente sa commission pour chaque course : 10 %, puis 15 %, puis 20 % et maintenant 25 %.

Enfin, ils obligent les chauffeurs à payer la TVA sur 100 % du prix de la course, malgré la commission. Ajoutez à cela le prix de la location d’une voiture, l’essence, l’entretien ou encore l’assurance, il ne reste plus grand-chose pour les chauffeurs.

C’est du capitalisme pur et débridé, qui ne crée ni emplois pérennes, ni recettes fiscales.

Euractiv France : Pourquoi des personnes aussi éminentes qu’Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, étaient-elles prêtes à soutenir Uber ?

Mark MacGann : Emmanuel Macron [alors ministre de l’Economie, entre 2014 et 2016] était très proche des milieux de la tech française. Pour lui, Uber était certes controversé mais « sexy », il y avait quelque chose à exploiter.

En même temps, M. Macron se positionnait en porte à faux avec son propre gouvernement, qui faisait preuve d’immobilisme sur la question des taxis.

Emmanuel Macron semblait être favorable à une ouverture générale de la concurrence pour les taxis, comme c’était déjà le cas pour les notaires ou les pharmaciens.

Euractiv France : Dans les faits, les lois qui sont passées, notamment la « loi Grandguillaume » ont limité l’accès à la profession, notamment par l’obligation d’un long cycle de formation.

Mark MacGann : Les 250 heures de formation nécessaires pour devenir chauffeur VTC, c’était du grand n’importe quoi.

En même temps, les demandes d’Uber étaient tout aussi insensées. Nous ne voulions aucune obligation de formation, il suffisait simplement d’avoir un permis de conduire en règle et un casier judiciaire vierge.

Euractiv France : Le Conseil européen examine en ce moment une directive « Travailleurs des plateformes », qui doit entériner la création d’une présomption légale de salariat. Voyez-vous cette directive d’un bon œil ?

Mark MacGann : La directive permettra aux travailleurs de mieux pouvoir se défendre face à Uber, dont l’auto-entrepreneuriat est au cœur du business model.

L’entreprise se bat activement contre la reclassification des travailleurs des plateformes en salariés devant les tribunaux et au niveau européen : il en va de sa survie économique et financière.

Uber préfère largement quelques procès isolés, même s’il faut payer.

En outre, les temps de la justice sont longs. Les tribunaux français font figure de mauvais élève en la matière, et peinent à défendre les intérêts des travailleurs.

Euractiv France : La France s’active en coulisses contre toute directive qui créerait une présomption de salariat…

Mark MacGann : C’est fou : sérieusement, la France, avec son Histoire de luttes sociales et de protection des travailleurs !

Le sujet est plus vaste qu’Uber : il s’agit là de « l’ubérisation » de l’économie, qui marque un changement radical de paradigme.

Fut un temps, l’économie des plateformes visait à mettre en relation des personnes pour des services divers, de manière informelle. Aujourd’hui, économie des plateformes rime avec précarité.

J’implore le gouvernement français à faire preuve d’honnêteté intellectuelle et à revoir sa position pour se ranger du côté des travailleurs.

Euractiv France : Des représentants des plateformes de VTC et des chauffeurs ont signé un accord pour un revenu minimal par course en janvier. Est-ce une avancée ?

Mark MacGann : Un dialogue est pertinent à partir du moment où toutes les parties prenantes sont prêtes à faire des compromis, ce qui n’est pas le cas d’Uber.

Les négociations ont eu lieu sous l’égide de l’ARPE [Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi], présidé par Bruno Mettling, un ancien consultant pour Uber* ! Cela revient à être juge et partie, ce qui n’est pas tenable.

Ces négociations ne font que mettre de la pommade sur une jambe de bois.

[Propos recueillis par Théo Bourgery-Gonse le 23 mars 2023]

*En réponse à ces accusations, révélées par l’Humanité en mai 2022, M. Mettling a précisé avoir fourni une expertise pour Uber, sans jamais être salarié de l’entreprise.

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