François Léotard est mort. Sa célébrité politique n’était qu’une des facettes de sa personnalité. Il nous faisait l’amitié de nous offrir de temps en temps quelques unes de ses réflexions. Lesfrancais.press publie l’hommage de son ami corse Constant Sbraggia, écrivain, éditeur et journaliste.
C’est un exercice extrêmement difficile que de faire l’éloge d’un ami disparu. On est d’abord submergé de souvenirs, et de sentiments divers ; et puis on fouille sa mémoire, à la recherche de ce qui est resté au fond de nous. Là il convient de chasser la mélancolie. Rien ne doit être regardé fixement. Il faut regarder comme on regarde l’horizon : libre, sans savoir où l’on va.
Ajaccio
Un beau jour, au hasard de nos déambulations ajacciennes, je lui demandai pourquoi il ne s’était pas présenté à la présidence de la République, m’efforçant en vain de ne pas laisser paraître le reproche que dissimulait ma question. Il me répondra tout en marchant d’un bon pas qu’il « ne s’était jamais senti prêt à franchir ce palier ». Sur le moment je ne le crus qu’à moitié, autrement dit pas du tout, j’avais tort. Me reviennent ces trous dans l’existence dont il était coutumier, il les creusait en secret pour mieux renoncer à tout rapport extérieur. Ses absences nous étaient familières, nous en connaissions la teneur. François était en butte à des demandes métaphysiques qui le taraudaient au point de le détacher du commun. Ne s’était-il pas retiré tout une année au couvent bénédictin de l’abbaye de la Pierre-qui-Vire à sa sortie de l’ENA ? « Léo » est entré en politique à la demande expresse de sa mère qui, m’a-t-il dit, lors des obsèques de son père lui glissa ces mots définitifs : « François tu ne peux pas laisser faire ça » (André Léotard, conseiller de la Cour des comptes et maire de Fréjus de 1959 à 1971 avait été fortement critiqué lors de la rupture du barrage de Malpasset en 1959 et avait perdu les élections municipales qui suivirent). De ce jour il sera le héros de son propre roman, appelé à changer comme dans tout bon roman quitte à être à la fin le même qu’au début (la formule, étincelante, est de Charles Dantzig). Sa grandeur d’âme, sa puissance intellectuelle, sa culture – son champ fertile – et bien sûr son patriotisme le conduiront aux sommets. Mais les cimes politiques ne lui donneront pas d’ivresse. La littérature sera son pont d’Arcole, il se meut en héros stendhalien : son grand idéalisme produit un décalage énorme entre sa personne et la société qu’il jugera bientôt « de plus en plus liberticide », et donc insupportable. De là son panache.
L’écriture chevillée au corps
François ne me disait que rarement « comment vas-tu ? » son inquiétude pour moi – et d’autres sans doute – était ailleurs, se confondait j’en suis convaincu avec ce « est-ce que tu écris ? » qui ouvrait invariablement nos échanges téléphoniques. Il affectionnait des lectures difficiles comme Ulysse de Joyce et l’écriture très épurée, fluide de Milan Kundera. Souvent il citait René Char, une impudeur tant il donnait chaque fois l’impression de se recueillir à voix haute : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil ».
Le plus bel hommage que je puisse lui rendre, c’est-à-dire au plus près de sa vérité, nous projette dans les pages solaires de cet essai qu’il proclamera À mon frère qui n’est pas mort, son acte littéraire absolu – ce livre est un éblouissement. « À Fréjus, il y avait la plage sur laquelle, pendant longtemps tu as régné. Dans ma mémoire, cette plage des années cinquante est encore à peu près déserte. Notre peau était encore plus méditerranéenne que la mer. Elle brunissait au fil de l’été, le sable s’accrochait aux cheveux, nos sexes étaient salés et les filles s’allongeaient comme des royaumes. » C’est sa présence-absence qui danse dans les vagues sous ces soleils révolus.
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