Nomadisme numérique : mode éditoriale ou réel phénomène ?

Nomadisme numérique : mode éditoriale ou réel phénomène ?

Le nomadisme numérique, qu’est-ce que c’est ? Si le phénomène n’est pas vraiment nouveau, la presse se fait régulièrement l’écho des évolutions du monde du travail qu’il traduit. Regard sur le parcours de deux Françaises adeptes de ce mode de vie.

Le nomadisme, on a tous une vague idée de ce que cela recouvre. Mais qu’en est-il du nomadisme digital ? Ou plutôt numérique, pour ne pas céder à un anglicisme qui, comme le rappelait en 2021 la Commission d’enrichissement de la langue française, se rapporte uniquement aux doigts. La pratique, consistant à travailler sans le moindre bureau fixe, n’est pas nouvelle. Mais à la faveur de l’expérience inédite des confinements liés au Covid, l’idée et la pratique semblent avoir connu un coup de boost, ou plutôt un coup d’accélérateur. Le nomadisme numérique a donc quelques atouts à faire valoir. Bien sûr, tous les métiers ne s’y prêtent pas, et les métiers du numérique et de prestations intellectuelles en général sont les plus adaptés à ce mode de vie.

Différentes manières d'être nomade

Après avoir travaillé comme journaliste, Andréa Etondè a évolué vers les métiers du numérique : des activités qui, par définition, se prêtent bien à ce nomadisme. Après avoir débuté sa carrière dans le journalisme, elle part vivre à Londres, rejoignant le secteur de la tech, et est recrutée comme « content specialist » chez Tik Tok . Initialement dans un bureau avec l’ensemble de l’équipe, c’est suite au confinement qu’elle va commencer à travailler à distance, d’abord ponctuellement, puis plus durablement : « on n’avait pas forcément de notice particulière. Pendant presque deux ans, j’ai fait pas mal de pays, en restant quand même dans le fuseau horaire, mais je savais que quoi qu’il arrive, il y a la wi-fi partout. J’ai voyagé beaucoup en Afrique, j’y suis allée vraiment à l’aventure. Mais je savais que quoique les gens puissent dire, oui, il y a la wi-fi en Afrique ! »

Revenue vivre à Paris, elle a récemment été recrutée par les bureaux anglais de Youtube , devenant culture & trend manager. Les modalités de son contrat lui permettant de l’exercer en « full remote », soit sans bureau fixe. Ce qui lui permet de voyager facilement, mêlant jours de congé et jours de travail, valorisant au passage une certaine culture du résultat anglo-saxonne: « Ce qui est important pour moi, c’est surtout de rester dans le même fuseau horaire, pour ne pas être décalée avec mon équipe. Et puis les Anglais, c’est aussi une autre mentalité, l’employeur, ça lui est égal d’où est-ce que tu travailles, tant que tu apportes du résultat  » . Il est vrai que le nomadisme numérique s’accommode mieux dans des entreprises n’ayant pas de culture du présentéisme. D’ailleurs, Andréa est loin d’être un cas à part dans la structure, avec un collègue en télétravail en Italie, une autre en Afrique du Sud, et une autre à Dubaï.

nomadisme digital
© stockadobe

Le nomadisme numérique comme leitmotiv

Lise Slimane a quant à elle un autre rapport au nomadisme numérique. Âgée de 34 ans, elle est à la fois « nomade numérique », mais aussi une sorte d’ « entrepreneur de morale » du phénomène, pour reprendre le concept forgé par le sociologue Howard Becker.

Ainsi, elle a peu à peu développé une « activité qui aide les entreprises à grandir, autour de la thématique du futur du travail » . Il faut dire que dès le début de ses études, elle fait de l’idée du voyage une sorte de credo. Au lycée, elle participe à un échange aux Etats-Unis pendant un an, ce qui lui donne le goût du voyage sur une longue durée. Ensuite, étudiante au sein de Sciences Po Bordeaux, elle va alimenter un peu plus son inclinaison au voyage en participant à un programme international, « France Caraïbes ». Cela lui permet de s’expatrier une année sur deux, et d’étudier notamment en Jamaïque et en Martinique. À la fin de ses études, elle se soucie de la possibilité de pouvoir continuer à voyager autant : « un peu par accident, je suis tombée sur une plate-forme de missions free-lance en ligne, upwork, c’était un peu le début de ces plate-formes. J’ai donc commencé à faire des missions de traduction vers l’anglais et l’espagnol. C’est comme ça que j’ai mis un pied dans le travail en ligne, et que je me suis rendue compte qu’on pouvait générer des revenus en ligne ».

En parallèle de ses études, Lise crée une entreprise dédiée à la traduction de contenus en ligne pour l’industrie du film : « une start-up qui a très bien fonctionné » , résume-t-elle. Elle travaille alors entre Bordeaux et diverses destinations. La start-up fonctionne si bien que trois ans après, elle et son co-fondateur la revendent. C’est là qu’elle va pleinement entrer dans sa « carrière » de nomade numérique et devenir « consultante, formatrice, créatrice de contenus et auteure ». Son projet s’articule notamment autour du site La Minute freelance, et de la publication d’un ouvrage, « Tout pour être freelance ». Elle va alors habiter dans différents pays, restant notamment au Costa Rica pendant deux ans. Actuellement, elle habite en Bulgarie à Bansko, au pied des montagnes, où elle réside huit mois par an, « a sa base administrative, paye des impôts et cotise pour la retraite ».  Aujourd’hui, elle préfère ce type de résidence à long terme. Son client principal, c’est Safety Wings : créée par des Norvégiens, cette entreprise d’assurance en ligne propose des produits dédiés aux nomades numériques, mais aussi aux voyageurs au long cours.

Haro sur le nomade ?

Certains articles se sont récemment fait l’écho d’effets pervers qu’aurait le nomadisme numérique. Comme le Courrier international évoquant l’Etat indien de Goa, où l’arrivée de nombreux travailleurs de la tech aux salaires confortables feraient s’envoler les prix, rendant la vie plus compliquée pour les locaux.

Lise, quant à elle, a parfois l’impression que certaines critiques du nomadisme numérique ne font pas dans la dentelle : « quand on regarde l’inflation, ce ne sont pas des villes de « nomades ». Je pense que l’on mélange plein de choses : l’inflation, la gentrification, le tourisme de masse et le nomadisme digital. Il y a des nomades qui comme moi, vont s’installer dans un pays à très long terme, et ce n’est plus vraiment du nomadisme, mais plutôt de l’expatriation numérique ». On le voit, les catégories sont poreuses, et le nomade peut muter pour se sédentariser : « il y a des voyages de plus court terme, ce qu’il m’arrive aussi de pratiquer, un mois par ci par là. Et ce n’est pas la même approche. Quand c’est du court terme, malheureusement, un peu comme dans le cadre du tourisme de masse, on peut arriver avec des revenus du pays d’origine, dans des endroits où les locaux sont moins bien payés. Par exemple, à Bali ou au Costa Rica, il y a plein de gens qui ne peuvent plus se loger dans les villes côtières, devenues très prisées par les étrangers ».

Bien sûr, outre la sensation de liberté que recherchent ces nomades très connectés, il y a aussi l’attrait pour un mode de vie dans lequel la liberté prédomine. Si Andréa n’a que 33 ans, elle se voit bien poursuivre dans cette configuration : « travailler depuis l’étranger, mais surtout de là où je veux, c’est quelque chose qui me convient totalement. Quand on travaille comme salarié et pour pouvoir travailler en équipe, on est déjà cantonné à un cadre, avec des horaires. Donc cette possibilité de voyager apporte une forme de liberté. Mais je sais que cela ne convient pas à tout le monde ».

Et si les êtres humains ne se déplacent toujours pas à la vitesse d’un e-mail, les débats sur le nomadisme numérique nous rappellent que le rapport à la mobilité est sans doute devenu l’un des principaux critères d’inégalité de nos sociétés globalisées. C’est ce qu’évoquait déjà en 1998 le sociologue anglo-polonais Zygmunt Bauman, en forgeant le concept de « glocalisation ». Ou « glocalization », si vous préférez la version anglaise.

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