Ne parlons pas de drogue mais de géopolitique du crime

Ne parlons pas de drogue mais de géopolitique du crime

Pourquoi y eut-il des échanges de tirs entre l’Iran et le Pakistan ? Pas seulement en raison de groupes armés rivaux, de chiites et de sunnites. Parce que ces groupes défient les États dans la lutte pour le contrôle de la drogue, notamment au Béloutchistan. Comment tient le régime d’Assad ? En organisant un trafic de drogue dans tout le Moyen-Orient. Le régime iranien, totalement corrompu, pend les trafiquants, pend les manifestants, pend les jeunes femmes, mais participe au trafic : il agit comme un cartel qui lutte contre d’autres cartels. Comme au Venezuela, où la purge de généraux n’est pas sans lien avec le partage des prébendes liées aux trafics. La drogue a souvent une odeur de pétrole de contrebande. Plongée dans une géopolitique du crime !

Il y a des États déjà morts à cause des mafias.  

Il y a des États déjà morts à cause des mafias. C’est le cas d’Haïti. Mais l’Équateur, où le Procureur chargé d’enquêter sur le chef du principal gang de Narcos, malgré l’état d’urgence décrété à la suite de son évasion, vient d’être tué ? Et le Guatemala ? Et le Mexique, où les proches de Lopez Obrador sont sous enquête ? Et le Nigeria, les pays de Balkans, l’Albanie, le Kosovo ?

Tout cela semble loin. C’est ici. Sur les plages des Landes, ou plus au nord, entre la Bretagne et le Pas de calais, des ballots de cocaïne sont jetés à la mer, récupérés par des passeurs. Ils viennent directement d’Amérique latine. En 2023, l’Office antistupéfiants a bloqué une trentaine d’opérations. Deux tonnes ont été saisies en mer dans le Cotentin, d’autres à Fécamp.

©Monde diplomatique – Pierre Conesa

Au large de la Guinée, le Mistral, de la marine nationale, saisit sur un bateau de pêche rempli de drogue pour le marché européen. En novembre, la France, l’Espagne, la Belgique et les Émirats Arabes Unis démantèlent un réseau de cocaïne à destination de la France. Les têtes de réseau vivent à Dubaï, capitale du blanchiment. Les Émirats arabes unis (Dubaï) montrés du doigt, coopèrent.

Aux Pays bas, Le Premier ministre Mark Rutte a été mis sous protection spéciale.

En Belgique, près de 110 tonnes de cocaïne ont été saisies en 2022, une valeur de 4 à 5 milliards. Les douaniers estiment que 10% de la drogue est découverte. De quoi en douter : le contrôle ne se fait que sur 1% des containers. Les agents des ports sont soumis à une forte pression, menaces et mallettes. Cela va plus loin : l’infiltration des services chargés de lutter contre le trafic : policiers, douaniers et magistrats… Aux Pays-Bas, le trafic de stupéfiants dépasse 15 milliards d’euros. Les règlements de compte se multiplient. Une bombe a explosé devant une école : un dealer vivait là. La police découvre des salles de torture. Les journalistes sont menacés, tués. Le Premier ministre Mark Rutte a été mis sous protection spéciale.

Le premier ministre néerlandais, Mark Rutte, lors d’une rencontre avec le président américain, Joe Biden, dans le Bureau ovale à la Maison-Blanche, le 17 janvier 2023. ©AFP

En dix ans, le trafic en Europe a été multiplié par cinq. Les Pays-Bas, comme la Belgique, sont des portes d’entrée. Le crime organisé est multinational. Dans des fermes de Flandres, des chimistes colombiens. Dans les laboratoires mexicains, le Fentanyl, produit en Chine, est mélangé à l’héroïne. Xi Jinping a promis à Biden de limiter les exportations de Fentanyl. En 2022, 130 000 personnes sont mortes à cause du Fentanyl aux Etats-Unis. Est-ce une guerre ? Elle arrivera bientôt en France.

Il y a des mafias partout. Elles sont une réalité politique, et pas seulement criminelle. À Marseille, qui dirige les quartiers ? La mafia nigériane. Et ailleurs ? Le crime organisé est un acteur global, local, mondial. Le marché du Fentanyl est sous le contrôle du Cartel de Sinaloa, qui blanchit, en partie, ses profits à Dubaï. À Amsterdam la Mocro mafia est en lien avec la mafia albanaise et la Camorra. La drogue passe directement en Europe, ou par l’Afrique, le Sénégal ou les routes du Sahel. Les trafics, s’ils sont spécialisés pour que chacun ait sa part, sont multiples : prostitutions, migrants, armes, drogue, tout passe. Ce qui compte, c’est la constitution d’un réseau. Face à ces réseaux mondiaux, seules des réponses coordonnées entre États peuvent fonctionner.

Certains Etats sont complaisants voire associés à ces commerces illicites. La drogue est une arme.  

Toutes les mafias s’exportent : les Brésiliennes, comme le Primeiro commando de la capital, présent en Guyane et au Portugal, les cartels colombiens, (le Clan del Golfo a ses représentants en France) et péruviens (l’ex-Sentier lumineux) ; les cartels mexicains travaillent avec les Italiens, Albanais, Serbes, Bulgares, Géorgiens, Russes, ces derniers en lien direct avec le FSB. Certains Etats sont complaisants voire associés à ces commerces illicites. La drogue est une arme, un facteur de déstabilisation, y compris des démocraties.

« Le niveau de la menace est tel que l’on détecte des risques de déstabilisation de notre Etat de droit »

Selon la Procureure de Paris, Laure Beccuau, « les organisations que l’on affronte n’ont aucune limite dans leurs moyens financiers, aucune limite dans leurs frontières ni dans leurs champs d’action (trafics de drogue, d’êtres humains, réseaux de prostitution…) » « Le niveau de la menace est tel que l’on détecte des risques de déstabilisation de notre Etat de droit, de notre modèle économique. » Peut-on être plus clair ? Peut-on continuer à mener cette bataille sans prendre en compte ces nouvelles dimensions ? « La réalité de l’infiltration de nos sociétés par les réseaux criminels dépasse toutes les fictions », ajoute-t-elle.

En France, 5 millions de Français prendraient habituellement du cannabis, essentiellement produit au Maroc. 600.000 consomment régulièrement de la cocaïne d’Amérique latine. L’héroïne, petit marché, vient plutôt d’Afghanistan, via la Turquie, l’Iran, et les Balkans. Les drogues de synthèse sont produites aux Pays-Bas, en Belgique, en République tchèque. Le marché français représenterait 3 à 5 milliards d’euros, net d’impôts, presque la valeur du marché du tabac, hors taxe, évalué à 5 milliards. 240.000 personnes en vivent, la moitié du nombre d’agriculteurs. Il devrait augmenter. Normal : prix de gros du cannabis, 660€ par kg au Maroc, 8000 € au détail en France. Cocaïne : 690€ en Colombie 65.000€ kg au détail. Entre 2000 et 2022, le nombre de trafiquants mis en cause est passé de 7 600 à 19 300. Les infractions à la législation sur les stupéfiants de 106 000 en 2000 à 258 000 en 2022. Succès ou échec ? Malgré les moyens nouveaux mis en place, échec. Le marché augmente. La coordination du crime mondial va plus vite que celles des juridictions et des polices.

« Si l’on n’agit pas aujourd’hui contre le narcotrafic, nos institutions démocratiques seront en péril. »  

En Belgique, devenue avec les Pays bas une plateforme de distribution, la Commissaire aux drogues, Ine Van Wymersch alerte : « Si l’on n’agit pas aujourd’hui contre le narcotrafic, nos institutions démocratiques seront en péril. »

À l’échelle mondiale, le trafic de stupéfiants est le premier marché du crime au monde (selon l’ONUDC) : 250 milliards par an. C’est une vue tronquée. Il n’est qu’une partie des activités criminelles et non criminelles du crime organisé. Ce n’est pas la drogue le sujet, mais l’organisation, le contrôle, la puissance des réseaux, qui transportent de tout, outre la drogue, du pétrole illicite, des armes, des femmes, des migrants, des diamants. Ces organisations ont besoin d’infiltrer les Etats, de les corrompre. Ils préfèrent les régimes autoritaires et pyramidaux aux démocraties : la protection d’un chef, la corruption d’un clan au pouvoir suffit. C’est pourquoi la plupart des coordinations internationales se font entre quelques pays seulement. Ce n’est que récemment que Dubaï commence à coopérer.

Il ne faut pas parler que de drogue, mais de géopolitique du crime, faire savoir aux dirigeants ce que l’on sait d’eux.

Face aux Émirats Arabes Unis, à la Turquie, au Maroc, à l’Algérie, les discussions auraient plus de poids si les Européens arrivaient à discuter unis. Ce n’est pas le cas. Il ne faut pas parler que de drogue, mais de géopolitique du crime, faire savoir aux dirigeants ce que l’on sait d’eux.

Ce fut longtemps la méthode américaine pour « tenir » certains dirigeants sud-américains. Ils ont changé d’attitude, enquêtent et incarcèrent.

Au Salvador, le Président Nayib Bukeke, qui n’avait pas le droit de se représenter, a été réélu à un deuxième mandat avec 85% des voix. Il avait mis en prison 75.000 « pandilleros », membres des Maras, sans jugement. Le taux d’homicide a chuté de 103 pour 100.000 habitants à 2,5. Le crime en a pris un coup, la démocratie aussi. Mais que vaut la démocratie quand les partis sont aux mains des Narcos ? Cela peut arriver vite. Avec tous les moyens de la politique, y compris des services de renseignement. Tout État a le droit et le devoir de se défendre, surtout quand la menace est si précise, insidieuse, mortelle pour les institutions, puisque son chemin est la corruption, puisque le rôle de l’État est de garantir le droit. Il ne s’agit donc pas seulement de coopération policière ou judiciaire, il s’agit bien de politique. Ne parlons plus de drogue, mais de géopolitique du crime, et de leurs complices bienveillants. Désordre international, crime organisé.

Laurent Dominati
Laurent Dominati

Laurent Dominati

a. Ambassadeur de France

a. Député de Paris

Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press

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