Un coup de pied au cul peut être un bon départ

Un coup de pied au cul peut être un bon départ

20 ans. J’étais au Pentagone, dans une petite délégation parlementaire menée par Pierre Lellouche[1], pour témoigner de la solidarité de la France après les attaques terroristes du 9/11. Depuis, les États-Unis sont entrés en guerre en Irak –comme nous l’avait annoncé Paul Wolfowitz[2] dans son bureau de Secrétaire adjoint à la défense – en Afghanistan, en Syrie.

Si tous les cocus du monde pouvaient se donner la main

En Irak, Chirac s’était opposé à l’engagement de la France. Elle s’est retirée d’Afghanistan avant les États-Unis, en y laissant 90 morts. En Syrie, elle a poussé pour éliminer Bachar el Assad, puis, au dernier moment, Obama a reculé. « Mon plus mauvais souvenir » confesse Jean-Yves Le Drian. En 20 ans, les États-Unis, avec Obama, Trump puis Biden, ont opéré un virage vers le Pacifique, ce qui se comprend, et témoigné pour leurs alliés, européens, kurdes, afghans ou irakiens, d’un manque total de considération.

Le traitement de la France dans l’histoire des sous-marins australiens n’est pas différent de la façon dont l’Amérique traitera l’Allemagne, voire le Royaume-Uni. Tous les cocus du monde, et surtout les futurs cocus, ne devraient-ils pas se donner la main ?

Il ne suffit pas de remarquer que les États-Unis se trompent quatre fois sur cinq en politique étrangère, ni de souligner maladresses et illusions françaises, il faut noter que Washington s’étonne de notre étonnement. Là est l’humiliation : comme si on n’existait plus.

La France a-t-elle le choix d’une politique autonome ?

Les États-Unis décident – une guerre (avec l’Irak), un retrait (de Kaboul ou de Syrie), une frappe (en Syrie ou en Iran), un arrangement (avec les Talibans ou les Australiens) – les autres n’ont qu’à suivre. Le sceau de l’alliance, ce ne sont pas les invitations au défilé, ou les conférences de l’OTAN, ce sont les commandes militaires et les échanges d’informations. Les Suisses, les Pays-Bas, les Belges, les Polonais, les Italiens  achètent américain. Et Israël ne peut alimenter son Dôme de fer qu’avec les munitions américaines (ce qui l’oblige à ne pas aller trop loin dans ses bombardements en Iran).

Et la France a besoin de l’œil américain au Sahel (et même pour le Charles de Gaulle). Ce qui pose la question de fond : la France, au delà des coups de colère- rappeler ses ambassadeurs- ou des danses de séduction -câliner Trump le 14 juillet- a-t-elle le choix d’une politique autonome ?

Sur qui peut-elle compter, peut-elle compter sur elle seule ? A priori la réponse est non. La France n’a pas les moyens d’une politique autonome. Il a fallu supplier les Américains de rester au Sahel. C’est la raison pour laquelle les désirs d’« autonomie stratégique  européenne » sont vus avec scepticisme en Allemagne. D’autant que personne ne comprend l’intérêt français pour les affaires du monde, notamment en Afrique, qui représente à peine 3% du commerce extérieur français. S’il s’agit d’intérêts, il faudrait accorder plus d’importance à la Suisse. S’il s’agit de sécurité, une défense coûte cher. Et puis les tropismes des différents pays d’Europe ne sont pas les mêmes : les uns sont traumatisés par la Russie, les autres par leurs crimes, les derniers par la perte de leur « rang ».

Appuyer avec quelques forces aux endroits bien choisis

Pourtant, on s’aperçoit que la Russie, qui n’a pas plus de moyens que la France, mène sa politique. Contrairement à ce que l’on croit, ce n’est pas forcément brillant, mais elle compte, même en Méditerranée, même en Afrique.

Pourtant, la Turquie, qui a encore moins de moyens que la Russie, compte aussi. A tel point qu’elle exerce son chantage à l’Union européenne, et n’est freinée que par… les États-Unis.

Pourtant, le Qatar, boycotté par l’Arabie saoudite et ses amis, mène aussi sa politique, dans un équilibrisme aussi utile que nocif.

Il est donc possible d’être indépendant sans être grandiloquent, ni jouer au tout-puissant. Sans donner de leçons ni hausser le ton. Sans déployer de missiles mais en s’appuyant sur quelques forces aux endroits bien choisis.

Ce qui signifie que la France a tout à fait les moyens de mener une politique indépendante. Elle est même la mieux placée pour le faire. Tant de pays n’aiment ni les États-Unis, ni la Chine, ni la Russie… Il y a un vide stratégique planétaire, dans la désagréable confrontation sino-américaine qui s’annonce. Il suffit de regarder la déshérence diplomatique de l’Amérique latine, les hésitations de l’Inde.

Dans ce vide stratégique, la France a les moyens d’une politique indépendante

Certes, l’Europe devrait jouer son rôle. Ce n’est pas seulement la France qui a été écartée de la zone pacifique par le traité Aukus, qui lie désormais l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis (et qui a conduit à annuler la vente des sous-marins français à l’Australie et à vider de son sens le partenariat stratégique conclu avec elle), c’est l’Europe. Au moment même où elle sortait sa contribution stratégique sur l’Indo-pacifique. Drôle de façon que celle des Américains de vouloir impliquer les Européens dans leur conflit avec la Chine en les écartant du Pacifique.

L’Europe préfère ne pas exister, elle suivra.

Mais l’Europe préfère ne pas exister. La Commission essaie. L’Allemagne se tait. Les autres s’en moquent, savent qu’ils devront acheter du matériel américain, comme y ont été contraintes la Suisse neutre, la Belgique incertaine, nos voisines et amies. Quand les Américains se mettront d’accord avec les Russes pour des histoires de prix du pétrole au Texas, Polonais et Ukrainiens l’apprendront les derniers. Il y a donc un vide sur la planète que pourrait combler l’Europe, à moins que le vide ne soit l’Europe. Dans le vide, il  y a un espace à emplir.

Il y a 20 ans, j’étais donc au Pentagone pour témoigner de la solidarité de la France. Nous étions les seuls parlementaires du monde à être spontanément montés dans un avion pour dire aux Américains : la France est là. Comme l’Amiral de Grasse dans la baie de Chesapeake ! Les Américains sont nos alliés spirituels. Parce que la France et l’Amérique ont en commun cette prétention : parler au monde entier, lui parler de liberté.

C’est pourquoi ils se comprennent si mal : « Comment prétendent-ils parler au monde, eux qui sont le passé ? » pensent les Américains. « Comment osent-ils parler au monde, eux, qui le connaissent si peu, novices incultes ? » pensent les Français.

Nous sommes alliés, parce qu’au fond, nous sommes les rameaux d’un même système de pensée, d’une même civilisation, d’une même prétention. Nous sommes faits de la même étrangeté : tout ce qui nous a construits vient d’ailleurs (d’Europe pour eux ; de Rome, Athènes et Jérusalem, pour nous). C’est notre capacité à embrasser le monde qui nous construit. C’est pourquoi nous en avons besoin. C’est ce qui doit fonder notre politique, et amener à dire à l’Europe qu’elle n’existera que le jour où elle comptera dans les affaires du monde.

Construire une politique étrangère indépendante.

La France doit s’acharner à construire une politique. Ce n’est plus le cas, ou pas encore. Elle doit doubler ses moyens d’influence. Seule une politique extérieure audacieuse, forte, cohérente, active, rayonnante, par tous les moyens – culturels, éducatifs, économiques, financiers, militaires, – peut provoquer un effet d’entrainement qui agrégera d’autres pays, et pourquoi pas, aussi, des pays européens.

Ce n’est pas le moment de faire un bilan de la politique étrangère des dix dernières années. Soit : nulle part le compte n’y est. C’est le moment, au contraire, de se dire : le compte n’y est pas, il faut réagir, rebondir, oser, en ce domaine comme en d’autres.

Cette histoire de sous-marins ridiculise la France, (et l’Europe), mais elle oblige tous les pays du monde (et l’Europe) à réfléchir à l’exigence d’une politique indépendante. Un coup de pied au cul peut être un bon départ. C’est donc une excellente nouvelle.

Laurent Dominati

A. Ambassadeur de France

A. Député de Paris


[1] Conseiller diplomatique de Jacques Chirac, député, puis ministre.

[2] Secrétaire d’Etat adjoint à la défense, puis Président de la Banque mondiale.

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