Pitié pour le mal

Pitié pour le mal

Dans une guerre, il a deux partis. Le troisième se veut au dessus : ni pour l’un, ni pour l’autre, dans une position prudente, dictée par le sens de l’équilibre, de l’idéologie, ou de l’intérêt. Sur les 193 Etats membres des Nations-Unies, 141 ont voté pour la résolution condamnant l’intervention russe. Cinq ont voté contre. 45 se sont abstenus ou n’ont pas pris part au vote. Les uns sont des voisins (Arménie, Azerbaïdjan, Kazakhstan, Tadjikistan, Ouzbékistan), les autres des anti-impérialistes américains (Chine, Cuba, Bolivie, Nicaragua), Beaucoup sont des clients.

30% des armes de l’Afrique subsaharienne sont fournies par les Russes

Sur les 45, 24 sont africains, soit la moitié du continent. La Russafrique ne s’explique pourtant pas par le volume des échanges commerciaux : l’Union européenne reste le premier partenaire de l’Afrique (225Mds$) devant la Chine (210Mds). Le commerce russe est presque anecdotique : 20 milliards, mais se concentre sur deux secteurs : les céréales et les armes. 30% des armes de l’Afrique subsaharienne sont fournies par les Russes. La Russie a signé 27 accords de coopération militaire, avec, en complément, une prestation particulière : la sécurité. Le groupe Wagner est actif au Mali, Soudan, Mozambique, Centrafrique, Libye. 

C’est moins la diplomatie du blé qui attire les grâces des dirigeants africains, que le soutien à des régimes agacés par les remontrances occidentales. Entre gens de peur on se comprend. Les Etats-Unis ont sanctionné l’Ethiopie, le Mali, la Guinée. Les Européens ont condamné Burundi, Bénin, Centrafrique, Madagascar, Tanzanie, Zimbabwe.

En 2020, 46 pays, dont l’Arabie saoudite et la Russie, avaient voté pour soutenir la Chine

Il n’y a pas qu’en Afrique où les lignes se durcissent ou changent. L’Arabie saoudite discute avec la Chine de vente de pétrole libellée en yuans et non plus en dollars. Encouragés par la puissance retrouvée de l’or noir, Emiratis et Saoudiens veulent en remontrer à Washington. Ce sont les plus inquiets, avec Israël, d’un accord sur le nucléaire iranien. Les Saoudiens n’ont répondu qu’avec réticence aux demandes d’augmenter la production. Et ont invité Xi Jinping en mai prochain à Ryad. 

Déjà, en 2020, 46 pays, dont l’Arabie saoudite et la Russie, avaient voté pour soutenir la Chine dans sa politique vis-à-vis des Ouïghours. Ce ne sont pas exactement les mêmes pays que ceux qui ne veulent pas condamner la Russie, mais les deux listes concordent beaucoup. 

 « Valeurs démocratiques », et « droits de l’homme » sont considérées comme des ingérences inacceptables, que ce soit en Chine, en Iran, en Afrique, en Biélorussie, en Russie. 

L’Otan sourde aux inquiétudes de Poutine, les Occidentaux avec leur morale et leur impérialisme ne sont- ils pas aussi responsables ? Entre la propagande occidentale et la propagande russe, qui croire ? Mieux vaut ne pas voir, ne pas entendre, et suivre ses intérêts, le seul guide.

Biden cherche à éviter la constitution d’un front commun des autocraties 

Inde, Chine, Turquie, et bien d’autres cherchent à profiter d’un pétrole russe moins cher que sur le marché international, tandis que les Saoudiens envisagent sereinement un baril à 300$. « Que celui qui a attaché la clochette au tigre l’enlève » écrit Xi Jinping, alors que Zelenski l’appelle à « condamner la barbarie ». 

La Chine appelle à ne pas reconstituer la logique des blocs. Elle n’est pas encore prête à affronter les Etats-Unis. Et Biden cherche à éviter la constitution d’un front commun des autocraties. Comme on ne peut avoir trop d’ennemis à la fois, Biden apaise l’Iran, renoue avec le Venezuela, s’engage à maintenir des relations stables avec la Chine.

Plus le temps passe, plus l’Ukraine brûle, plus la  Russie se perd

Tous ces calculs, stratégies visibles et prévisibles, ces intérêts bien compris, volent en éclats sur des réalités plus profondes encore : les Ukrainiens résistent. 3.5 millions d’Ukrainiens fuient la guerre, dont 1.5 million d’enfants. 200 000 Russes quittent leur propre pays, que Poutine entend « épurer ». L’armée russe, à défaut de l’emporter sur des soldats, frappe les civils, y compris par des missiles hypersoniques. Destruction de villes, aveu de faiblesse. Plus le temps passe, plus l’Ukraine brûle, plus la Russie se perd. Chacun espère un accord, au moins de cessez-le-feu provisoire, qui éviterait plus de morts. Et dire que face aux cadavres il faut veiller à ce que Poutine ne perde pas la face. Pitié pour le démon, il a perdu.

Des blindés russes stationnés près de Striguny, dans la région de Belgorod.
PHOTO : RADIO-CANADA / ALEXEY SERGEEV

L’Europe aussi souffrira de la tragédie russe, l’Afrique plus encore. Les Etats-Unis, eux, sont déjà renforcés. Au pire l’impasse, au mieux la paix. Les marchés ont jugé : à peine 1% de baisse. Les taux d’intérêt tiennent. Le pétrole, dans son yoyo spéculatif, est redescendu à cent dollars. Les assoiffeurs du Golfe vont devoir faire pénitence : dans les crises on compte ses alliés, ils ne se sont pas montrés tels.

Les demi-habiles ne comprennent pas que la démocratie est une arme, que la liberté n’est pas qu’un idéal : elle détruit des chars.

L’abstention est donc un risque. Dire « tous responsables », cela revient à dire, puisque tout le monde l’est, que personne ne l’est. Ce n’est pas seulement un déni de valeurs (la dictature et la démocratie, ce serait pareil), c’est un déni de réalités quant aux massacres, et même, pour les malins, quant au rapport de forces. 

L’impérialisme démocratique va agacer plus encore : les demi-habiles qui se prennent pour des cyniques ne comprennent pas que la démocratie est une arme, que la liberté n’est pas qu’un idéal : elle détruit des chars, elle est dur au mal. 

Il fut un temps où l’exportation de la démocratie était un projet idéologique, qui finit bien souvent dans la désillusion. Aujourd’hui, le soutien à la démocratie est devenu une obligation défensive. L’Allemagne achète des F35, conforte aussi son alliance militaire industrielle avec la France. La défense européenne se fera, avec l’Otan. Les despotes considérant toute aspiration démocratique comme une menace personnelle, obligent à une alliance des démocraties. C’est un fait géopolitique. 

Le resserrement des alliances va conduire à un resserrement économique : plus personne ne veut être dépendant des lubies des autocrates. Dopée sur les questions de défense, l’Europe veut construire son autonomie énergétique. La transition énergétique se fera, pas forcément comme on le croit : la Belgique reporte la fermeture des centrales nucléaires de dix ans, et les gisements de gaz en Lorraine refont surface.

On peut avoir pitié pour le mal, mais au risque d’y perdre la tête.  

Ceux qui se croient malins à ne pas appeler une guerre une guerre, un crime de guerre un crime de guerre, ont pris un risque. Isis, la bonne déesse, assista au combat entre son fils Horus et Seth. Seth, noyé, lui demanda de l’aide. Sa pitié était si grande qu’elle tendit la main à l’assassin de son époux, au démon du mal qui luttait contre son fils. Ce dernier, furieux, lui coupa la tête. 

On peut avoir pitié pour le mal, mais au risque d’y perdre la tête. C’est ce qu’expliqua durant une heure et cinquante minutes Joe Biden à Xi Jinping. Fumio Kishida, le premier ministre Japonais à Narendra Modi, le premier indien. D’autres dirigeants d’autres pays n’auront pas droit à tant d’attentions. Un reset diplomatique est en cours. Tout n’est pas blanc, tout n’est pas noir, le gris n’est pas un refuge.

Laurent Dominati

Laurent Dominati

a. Ambassadeur de France

a. Député de Paris

Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press

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