L’Europe face au démon bureaucratique

L’Europe face au démon bureaucratique

DP World, filiale de Dubai World — la société de participation détenue par le gouvernement de Dubaï (Émirats arabes unis) — est le troisième exploitant portuaire mondial, avec 49 terminaux répartis à travers le globe. Afin de répondre aux exigences réglementaires de l’Europe, l’entreprise émiratie a lancé, il y a quelques années, un vaste chantier de mise en conformité, notamment en matière de durabilité et de devoir de vigilance. L’exercice imposait la collecte et le suivi de plus de 170 indicateurs. Pour y parvenir, DP World a fait appel à des cabinets de conseil, renforcé ses équipes internes et investi dans de nouveaux logiciels. Tout ce travail s’est cependant révélé vain : in fine, l’Union européenne a décidé de modifier ses règles. Cette instabilité réglementaire, perçue comme une forme de bureaucratie sclérosante, inquiète les entreprises, d’autant qu’elle semble permanente.

L’annonce d’un plan de simplification visant à réduire de 25 % la charge déclarative imposée aux entreprises d’ici 2029 — avec un effort accru pour les PME — n’a que partiellement rassuré les milieux économiques. Certaines entreprises, à l’instar de DP World, redoutent des changements soudains affectant des cadres normatifs mis en place après de longues années de concertation. Elles appellent à plus de « cohérence, clarté et stabilité ». D’autres jugent que la Commission européenne se contente de réaménager des textes qu’il conviendrait d’abroger purement et simplement. Seuls les cabinets de conseil et les lobbyistes, qui anticipent une demande accrue d’assistance réglementaire, semblent se réjouir de cette complexité croissante. La simplification administrative est pourtant devenue un impératif stratégique pour l’Union européenne.

Une « menace existentielle » pour l’économie européenne.

Dans son rapport de 400 pages remis en 2023, Mario Draghi n’hésitait pas à qualifier la situation de « menace existentielle » pour l’économie européenne. Entre 2019 et 2024, près de 14 000 actes juridiques ont été adoptés. Le coût de mise en conformité à la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) estimé, pouvant aller de 150 000 euros pour une entreprise non cotée à un million d’euros pour une société cotée. Le RGPD (Règlement général sur la protection des données), quant à lui, entraînerait des charges encore plus lourdes. Il est souvent perçu comme un frein à l’innovation, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle qui repose sur des traitements massifs de données. De nombreuses entreprises européennes auraient ainsi réduit leurs capacités de stockage et de traitement des données par crainte d’enfreindre les règles.

Les efforts de simplification engagés par la Commission, souvent présentés sous forme de « paquets omnibus », restent à ce jour modestes. S’agissant des normes ESG (critères environnementaux, sociaux et de gouvernance), Bruxelles propose de reporter certaines échéances et d’exempter davantage de petites entreprises. Mais ces ajustements sont jugés insuffisants pour restaurer l’attractivité du marché européen. Pire encore, ils génèrent de nouvelles incertitudes. Les grandes entreprises font valoir qu’elles ne peuvent produire des données ESG fiables si leurs sous-traitants et fournisseurs ne sont pas soumis aux mêmes obligations. Quant aux petites structures, elles oscillent entre poursuite de leurs efforts ou abandon pur et simple.

En mai 2025, la Commission a proposé d’exempter 38 000 PME supplémentaires de l’obligation de tenue de registre dans le cadre du RGPD. La commissaire en charge du numérique, Henna Virkkunen, a indiqué que d’autres modifications étaient à l’étude, s’inquiétant de l’impact négatif de la réglementation sur l’innovation en IA et de l’hétérogénéité des pratiques entre États membres. Même l’AI Act, pourtant récemment adopté en 2024, pourrait être revu. La commissaire rappelle que les règles sur le droit d’auteur devront continuer de protéger les industries culturelles tout en permettant aux développeurs d’IA d’accéder aux contenus nécessaires à l’entraînement de leurs modèles.

Commission européenne à Bruxelles ©UE
Commission européenne à Bruxelles ©UE

Ces mêmes États exigent aujourd’hui des coupes drastiques dans des corpus réglementaires qu’ils ont contribué à bâtir.

Le paradoxe est frappant : les normes européennes, parfois exigées par les professionnels eux-mêmes pour freiner la concurrence américaine, se retournent désormais contre leurs promoteurs. L’inflation normative résulte souvent du jeu des lobbys sectoriels et des demandes spécifiques d’États membres. Ces mêmes États exigent aujourd’hui des coupes drastiques dans des corpus réglementaires qu’ils ont contribué à bâtir. Le président Emmanuel Macron a ainsi récemment plaidé pour l’assouplissement de certaines obligations en matière de durabilité.

Ce recul réglementaire, notamment dans le domaine de l’ESG, marque une forme d’alignement sur le modèle américain, pourtant honni, et vient conforter les critiques de Donald Trump qui dénonce depuis des années les normes environnementales européennes comme autant de barrières non tarifaires. Il réclame désormais qu’elles soient remises à plat dans le cadre des négociations commerciales transatlantiques.

La simplification administrative est une nécessité si l’Union européenne veut préserver sa compétitivité sans sacrifier ses ambitions en matière de durabilité, de transparence et de souveraineté numérique. Mais pour qu’elle soit crédible, cette simplification doit s’inscrire dans une vision cohérente, lisible et stable, et non dans un enchaînement d’ajustements improvisés.

L’Union ne doit pas céder à la tentation du renoncement sous la pression des cycles politiques ou des intérêts sectoriels. La régulation ne peut être un labyrinthe en perpétuelle mutation.

Auteur/Autrice

  • Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.

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