Le retour des barbares

Le retour des barbares

Le temps est venu de souligner l’extrême fluidité dans le temps et l’espace de la barbarie. Ce serait un livre à mettre entre toutes les mains (propres ou sales). Un livre qui soulignerait que la haine, tout comme l’amour, est poreuse. Elle circule… C’est un phénomène chimique que nous pourrions, si nous le voulions, analyser tous les jours. La haine, on l’enferme et elle passe à travers les murailles. On la dénonce, elle ricane. On l’examine, elle se dérobe. Il faudrait en inventer le laboratoire.

Le Barbare s’en sort bien, c’est toujours l’autre

Le barbare n’est pas seulement le nom de celui qui ne parle pas ma langue. Cela, c’était la conception des Grecs. Celle d’aujourd’hui est plus subtile : elle passe par les réseaux sociaux, l’argent fou, la violence de proximité, la destruction consciente de la planète, les bureaux qui chassent les légendes… Et en fin de compte le barbare s’en sort bien, car c’est toujours l’autre. 

En France comme ailleurs l’homme n’est pas « un loup pour l’homme », il est à la fois son enfer et sa chance. Une chance à saisir lorsque le dévouement, le courage, la franchise (du mot « franc »), l’intelligence nous aident à survivre et à sourire, à comprendre et à transmettre. Cette intelligence, elle n’est jamais, quoi qu’on en dise, artificielle… Si les engagements, les serments, les promesses, les « plus jamais ça » qui ont suivi la dernière guerre sont devenus quasi exotiques, si le désir d’un fascisme ordinaire revient, c’est que sans doute le noyé pensif d’Arthur Rimbaud descend toujours son fleuve. C’est chacun d’entre nous : noyé et pensif.

La France est tout à la fois un pays, une nation, une histoire, une République, une communauté humaine. Elle est aussi une merveille d’anthropologie. On peut y examiner l’être humain, son langage, son comportement, ses migrations saisonnières, ses peurs, son enfance… Cela est affaire de sociologues, d’historiens, de philosophes et… de voisins de palier… « Je cherche un homme », demandait en vain Diogène traversant les rues d’Athènes avec sa lanterne… 

La négation assumée de la liberté humaine

C’est dans ce monde, non seulement déchiré (il l’a toujours été) mais aussi en route vers sa propre destruction que l’espoir viendra d’une forme de résistance. Ce mot eut à juste titre ses heures de douleur et de gloire lorsqu’il fallut refuser les différentes versions de la même démence : le nazisme et le stalinisme, l’industrie rationalisée de la mort, la tyrannie revendiquée, l’organisation de la peur… J’appelle barbarie ce renouveau du désir (discret ou non) de revenir vers cette période sinistre qui fut la négation assumée de la liberté humaine. 

On trouve toujours l’épouvante en soi

En constatant que ce désir existe je voudrais faire appel à deux noms qui ont incarné ce qu’il ne faudrait jamais oublier : Primo Levi et Robert Antelme. Chacun à sa manière a répondu à la phrase terrible infligée comme une gifle à un déporté : Hier ist kein warum. Ici, il n’y a pas de pourquoi. On pourrait dire qu’ici c’est le monde d’aujourd’hui si on le laisse se défaire. Car la question du POURQUOI, sociale, métaphysique, politique, etc. est toujours ouverte. Elle est même la raison d’être de notre dignité. Anecdote : lors-qu’après beaucoup de démarches et d’efforts, Romain Gary parvient à rencontrer Charles De Gaulle à Londres, il se trouve devant un homme qu’il admire mais qui le regarde sans dire un mot, sans même lui répondre. Devant ce silence insolite, il va se retirer lorsque De Gaulle a cette phrase admirable : « Gary, surtout, n’oubliez pas de mourir… ». C’était peut-être cela, ironie et symbole, la vraie réponse au « Pourquoi? ».

Primo Levi, né à Turin, Robert Antelme, né à Sartène, sont deux auteurs qui ne se sont probablement jamais rencontrés. Ils n’avaient sans doute pas choisi d’écrire, ce qui n’était pas un métier pour eux mais ils ont voulu transmettre – remontée à la surface de leur langage – la tragédie enfouie. C’était un travail douloureux dont ils se sentaient comptables. J’ai pu parler de Primo Levi avec Elie Wiesel et de Robert Antelme avec François Mitterrand. Dans les deux cas, comme le disait André Malraux, « on trouve toujours l’épouvante en soi ». C’est ce qu’ils m’ont appris dans cette école étrange qu’est le monde politique, avant de le fuir.

La princesse de Phénicie, Europe

Ainsi devant moi, face à la barrière insaisissable du POURQUOI, surgissent des visages d’acteurs, chacun avec son récit, faisant ensemble cacophonie : Trump comme Ubu Roi, Wiesel et Antelme, jouant, éperdus de tristesse, « en attendant Godot » (c’est-à-dire Dieu), Gary comme un hussard sur le toit du monde, Marguerite Duras et « la douleur », André Malraux et « la condition humaine », Diogène et sa lanterne… Et je me souviens que dans mon livre d’école c’est vers l’Ouest que Zeus, le taureau, emporte à travers la mer la petite princesse de Phénicie. Elle s’appelait Europe. Tout cela, disent les imbéciles, c’est de la littérature…

François Léotard

François Léotard – Homme politique français, député du Var et maire de Fréjus pendant près de vingt ans, il fut ministre de la Culture et de la Communication de 1986 à 1988 et ministre d’État, ministre de la Défense de 1993 à 1995. Depuis, il est l’auteur chez Grasset de plusieurs romans, dont La couleur des femmes (2002), La Vie mélancolique des méduses (2005), Le Silence (2007), et de récits qui furent des succès de librairie, entre autres : A mon frère qui n’est pas mort (2002) et Ça va mal finir (2008).

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