Le français dans les institutions européennes : « What do you think? »

Le français dans les institutions européennes : « What do you think? »

Interrogeant un haut fonctionnaire français sur la place de la langue de Molière dans les institutions européennes, celui-ci m’a répondu avec assurance qu’à Bruxelles, Strasbourg et Luxembourg, où se trouvent les sièges de la Commission européenne, du Conseil, du Parlement européen et de la Cour de Justice, on parle français ! Et c’est vrai. Ces trois villes vivent au rythme de notre langue puisque son utilisation est officielle… tout du moins à l’extérieur des bâtiments. Qu’en est-il derrière les portes de ces édifices ? Partons à la rencontre de celles et ceux qui, au quotidien, façonnent l’Europe…

« Avec le Brexit, nous avions espoir que le français redevienne la langue de travail dominante », c’est ce cri du cœur que nous délivre Annie*, professeure de langues à l’Alliance Française de Bruxelles « mais force est de constater que cela n’a pas bougé » ! Pour autant cette domination de la langue anglaise a-t-elle toujours été de mise au sein des institutions européennes ?

Robert, ancien chef d’unité à la commission des affaires juridiques du Parlement, aujourd’hui retraité, nous rappelle qu’en 1973 quand il a débarqué du Royaume-Uni, son pays d’origine, pour travailler dans les institutions, « c’est bien le français qui dominait tous les débats », constat corroboré par Brigitte, fonctionnaire à la Commission depuis trente ans, membre de jury des concours d’entrée au sein des institutions européennes, EPSO (European Personnel Selection Office) qui se souvient qu’en arrivant à la Commission certains de ses collègues ne parlaient pas anglais et travaillaient sans aucune difficulté.

Alors… que s’est-il passé ?

Beaucoup pointent du doigt l’élargissement de 2004 aux pays de l’Est qui aurait causé le déclin du français comme langue de travail. Cela a certes précipité le mouvement, mais n’en est pas la seule raison. En effet, la genèse se trouve quelques années auparavant lors de l’adhésion, en 1994, des pays scandinaves à l’Union européenne. Brigitte a vécu ce passage : « les Scandinaves sont arrivés avec un argument qui a fait écho : quelle est l’utilité du français dans le monde ? » en prenant pour exemple leur propre expansion qui se faisait en partie grâce à leur connaissance de la langue anglaise. Et depuis, dans les couloirs des institutions, les « How are you ? » ont peu à peu remplacé les « comment vas-tu ? »

Aujourd’hui, sans la maitrise de l’anglais impossible de se repérer dans les bâtiments, ni de se faire entendre. De nos jours « la nécessité de se faire comprendre, bien souvent par le recours à l’anglais, domine au sein des institutions européennes » comme le souligne le rapport Lequesne portant sur la « Diversité linguistique et langue française dans les institutions européennes », qui a été remis officiellement au gouvernement français le 20 octobre dernier.

Dans les constats posés, ce même rapport indique que « dans les interactions à l’oral, le personnel des institutions européennes a fait de l’anglais la langue acceptée socialement. L’avantage d’être compris par tous surpasse le respect de la diversité linguistique ou même le pragmatisme, puisque l’on parle parfois l’anglais alors qu’une autre langue pourrait être comprise par les membres de la réunion. » Marie, collaboratrice d’une députée au Parlement européen, nous le confirme : « je participe souvent à des réunions informelles où l’on parle anglais alors que toutes les personnes présentes sont soit francophones, soit francophiles ». La force de ce qui deviendrait une (mauvaise) habitude ? Pas forcément. « On utilise l’anglais parce que nos notes ou les documents de travail sont rédigés en anglais » poursuit Marie et c’est dès lors très compliqué de « switcher » entre l’anglais du document souvent technique et l’oral en français.

On retrouve cette situation à la Commission européenne. Lors de réunions officielles, où sont pourtant présents les interprètes, il est souvent inconfortable pour les orateurs de s’exprimer dans leur propre langue : « en effet les notes, les études ou les textes à notre disposition sont quasi exclusivement rédigés en anglais » nous confie un habitué des réunions à haut niveau de la Commission européenne : « les interprètes me demandent de parler en français, et je les comprends. J’aime pouvoir le faire, mais il m’est difficile de pratiquer de façon constante cette gymnastique intellectuelle entre les documents rédigés en anglais et mes propres mots en français.»  Et pourtant, « parler sa langue maternelle est une richesse incroyable. Je ressens une vraie émotion quand je traduis une personne qui s’exprime dans sa langue. Emotion que je ne retrouve pas lorsque je traduis cette même personne qui s’exprime dans une autre langue que la sienne. » nous confie Giulia, interprète.

Parlement européen à Strasbourg

L’anglais : la seule langue des documents sources ?

Le rapport Lequesne confirme que les documents de base (appelés documents sources) sur lesquels les travaux de rédaction et de négociation sont entrepris, sont le plus souvent rédigés en anglais : à la Commission, en 2019, 3,7 % des documents de la Commission envoyés en traduction avaient le français comme langue source, contre 85,5 % pour l’anglais. Vingt ans plus tôt, en 1999, 34 % des documents avaient encore pour langue source le français. Au Parlement européen, en 2019 également, seuls 11,7 % des documents avaient ainsi pour langue source le français. Par ailleurs, la quasi-totalité des études produites par le Service de recherche du Parlement européen (EPRS) ne paraissent qu’en anglais. Au Conseil, pour la rédaction des documents sources, sur les 69 000 documents produits par le secrétariat général en 2018, 1 215 avaient pour langue originale le français, soit 2 %. 65 908 documents étaient, en revanche, rédigés en anglais, soit 95 % du total des documents. Les 3,1 % restants représentent les autres langues officielles de l’UE. La domination de l’anglais est ainsi écrasante. La publication des documents majoritairement en anglais a donc un impact très important sur la tenue des réunions et la langue employée.

L’usage du français : peine perdue, pas si sûr…

En effet, à la Cour de justice européenne, par exemple, le français continue d’être la langue de communication interne, et les arrêts, les avis sont aussi rendus en français, des traductions étant ensuite disponibles dans toutes les autres langues, c’est ce que l’on appelle le multilinguisme.

Le multilinguisme est l’un des socles de la construction européenne. Ce haut fonctionnaire français qui au début de cet article évoquait à juste titre que le français a cours dans les villes où se trouvent les sièges des institutions européennes, nous rappelle que le premier texte européen, le règlement 1/1958 portait sur le régime linguistique et reste toujours la référence dans ce domaine. Adapté après chaque élargissement, ce texte dispose qu’en 2021, 24 langues (ces langues sont l’allemand, l’anglais, le bulgare, le croate, le danois, l’espagnol, l’estonien, le finnois, le français, le grec, le hongrois, l’irlandais, l’italien, le letton, le lituanien, le maltais, le néerlandais, le polonais, le portugais, le roumain, le slovaque, le slovène, le suédois et le tchèque) sont à la fois les langues officielles et les langues de travail des institutions de l’Union. Témoin de la diversité de notre continent, le multilinguisme est une richesse à préserver pour bon nombre de nos interlocuteurs, et à travers celui-ci l’usage du français.

La prédominance de l’anglais : cause de l’éloignement entre Union européenne et citoyens ?

Les institutions européennes ne sont pas extérieures à la population, chaque citoyen européen doit pouvoir interpeller les institutions dans sa langue maternelle. « L’utilisation accrue de l’anglais coupe les liens avec les peuples » affirme Robert, cet ancien fonctionnaire du Parlement, et lorsque l’on regarde les sites internet, notamment celui de la Commission européenne, le multilinguisme n’est pas d’usage. La France plaide pour que ces sites internet soient disponibles dans toutes les langues officielles arguant notamment que l’argument budgétaire est un mauvais prétexte. Il existe, en effet, aujourd’hui des technologies de traduction efficaces, sans pour autant abandonner l’apport humain toujours précieux et nécessaire à la relecture.  On retrouve d’ailleurs ce thème dans deux des vingt-six recommandations du rapport Lequesne qui préconise de « rendre systématique la consultation des sites web des institutions européennes dans toutes les langues officielles » et « d’exploiter pleinement le logiciel E-Translation » qui facilite les traductions. La présidence française du Conseil de l’Union européenne, débutant le 1er janvier 2022, puisera certainement dans ce rapport des éléments pour défendre certaines propositions au sein des institutions européennes.

La présidence française de l’Union européenne au service… de la langue française

On n’est jamais mieux servi que par soi-même, aussi la France a déjà anticipé cette séquence de sa présidence de l’Union européenne qui durera 6 mois, de janvier à juin 2022. A l’instar de ce qui se pratique déjà depuis des années pour les diplomates des représentations permanentes à Bruxelles, le gouvernement a par exemple amplifié les possibilités d’apprentissage du français destinés aux hauts fonctionnaires européens à travers le programme appelé « Millefeuille ». Ce dernier offre des cours individuels de langue française, ainsi qu’un séjour linguistique de cinq jours en France. D’abord doté de 200 000€ en 2021 dans le but de former 140 agents, le programme a été réalimenté avec 350 000€ supplémentaires pour répondre à la grande demande exprimée. On recense en effet près de 550 personnes en cours de formation.

Ces cours sont pilotés par l’Alliance Française et Annie, professeure au sein de cet organisme, trouve ses « élèves très studieux et assidus». Elle se pose toutefois la question de savoir s’ils « utilisent ensuite cet apprentissage du français dans leur travail au quotidien », « je leur demanderai » nous propose-t-elle, en tout cas « avec mes collègues professeurs, on se dit parfois que nous sommes un peu comme les hussards de la France ». Une référence historique intéressante tant on sait, comme nous le rappelle Charles, fin connaisseur des arcanes des institutions pour y travailler depuis des années, que le « français est la langue historique de la diplomatie et même celle des Jeux Olympiques ». Pour lui, il y a du sens à distiller la parole française sous l’angle éducatif et culturel, « quand le français permet d’apporter un autre regard sur le monde, ou par la littérature d’ouvrir d’autres pistes, c’est utile. Si c’est pour l’imposer à la cantine de la Commission et du Conseil, cela ne sert à rien, bien au contraire. Ne soyons pas non plus dogmatique, je trouve très bien que le Président Macron puisse répondre en anglais quand le moment est opportun et/ou quand le public à qui il s’adresse est anglophone. Lorsque ces situations suscitent des polémiques en France, c’est très néfaste au niveau des institutions.» Sur ce dernier point, c’est aussi ce que pense Bertrand, Français travaillant au sein de l’Agence européenne gérant les programmes à destination des petites et moyennes entreprises (EISMEA) : «soyons pragmatiques, la langue anglaise est celle du business. Je travaille avec des agences en France et mes interlocuteurs ne s’offusquent pas de parler anglais, ils créent même des programmes nationaux avec une consonance très anglo-saxonne dans les titres choisis ». Bertrand ajoute également que « la coopération doit prévaloir sur le rapport de forces quand l’objectif est de travailler ensemble ». Cela fait écho à Charles qui trouve « plus simple de travailler en une seule langue, l’anglais, quand le document de base est diffusé à plusieurs personnes. »

Le président Emmanuel Macron sera à la présidence de l’Europe à partir du 1er janvier prochain – Bruxelles, 2020 – Pool via REUTERS

De quel anglais s’agit-il d’ailleurs ?

Les sujets de sa Majesté s’offusquent bien souvent quand ils lisent certains rapports. Par exemple, les mots « implementation » et « voting list » très répandus dans les institutions européennes n’existent pas en « bon anglais ». Julien, représentant d’Airbus à Bruxelles, se souvient avoir lu une note d’un ministère britannique adressée à un service de la Commission européenne indiquant ne pas comprendre le document reçu…en anglais ! Cet anglais utilisé à Bruxelles en devient parfois agaçant pour Julien car « il s’insinue beaucoup dans nos conversations, parfois sans nous en rendre compte. C’est d’autant plus gênant que ce jargon bruxello-anglais est utilisé dans les réunions des Conseillers du commerce extérieur… français ! C’est un sujet sur lequel les conseillers du commerce extérieur devraient plus s’impliquer. Je vais le proposer pour notre prochaine rencontre. Dernièrement, je me suis d’ailleurs permis de reprendre un collègue qui distillait au cours de nos échanges, un nombre incalculable de mots anglais. Nous devons absolument être vigilants sur ce point » rappelle Julien qui, effectivement, avec ses collègues lobbyistes français et/ou conseillers du commerce extérieur sont eux aussi les acteurs de la diffusion de la langue française au sein des institutions européennes.

Défendre le français est-ce aussi défendre l’avenir de la démocratie en Europe ?

C’est en jouant collectivement que le français perdurera dans les institutions. Le monolinguisme serait une catastrophe pour Brigitte : « Si on n’utilise plus qu’une seule langue il y aura une faille de plus en plus large avec tous les citoyens. L’enjeu pour moi, c’est l’avenir de la démocratie en Europe. » Giulia, interprète, ajoutant également qu’« avec l’utilisation unique de l’anglais se propage également l’influence américaine dans nos institutions. »

Ces derniers propos pourraient questionner celles et ceux qui trouvent la défense du français futile et qui fustigent le fait qu’une lettre d’un commissaire européen rédigée en anglais à destination d’un ministre français soit immédiatement renvoyée pour obtenir une version rédigée en français. Promouvoir et défendre le multilinguisme n’est donc pas une démarche anodine, c’est la défense de l’idéal européen, cher aux pères fondateurs de l’Europe.

Nul doute que la France fera de la promotion du multilinguisme l’une des priorités de sa présidence de l’Union européenne. Elle les présentera très prochainement. Nous y serons attentifs comme le sera certainement Mariya Gabriel, Commissaire européenne bulgare, responsable du multilinguisme… et qui s’exprime souvent dans un français impeccable.

*Par souci de confidentialité de nos interlocuteurs, certains prénoms ont dû être modifiés

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