Grece et Allemange : Tensions sur la requête grecque d'indemnité de guerre

Le gouvernement grec joue-t-il avec le feu ? La question mérite d’être posée alors que la nouvelle majorité élue le 25 janvier a lancé plusieurs initiatives ces derniers jours : l’évaluation de la « dette de guerre » allemande, la mise en place d’une commission d’évaluation de la dette et la mise en place d’une commission parlementaire sur les conditions du « sauvetage » de 2010.

Une absurdité risquée ?

En Europe, c’est surtout la première question qui provoque des cris d’orfraies, surtout après que le vice-ministre aux Finances, Dimitris Mardas, a estimé à 279 milliards d’euros ce que devrait l’Allemagne à la Grèce. Le vice-chancelier social-démocrate allemand Sigmar Gabriel a jugé cette demande « stupide. » Comment, a priori, ne pas lui donner raison ? La somme est considérable et il est certain que l’Allemagne ne versera jamais à la Grèce un tel montant. On sait aussi que seule la Grèce demande le versement de telles indemnités, alors que les autres pays victimes du nazisme se taisent.

On peut s’arrêter à cette stupidité. Et estimer donc que la Grèce joue là un jeu dangereux. Le quotidien Le Monde estime ainsi qu’Athènes prend trois risques. Le premier, celui de tenter de « désigner un responsable extérieur » à sa situation ; le second, de s’ôter l’argument du pragmatisme en demandant ce qu’on lui demande, le paiement d’une dette impossible à payer ; le troisième, enfin, celui de détruire le principe de la solidarité européenne en remettant en cause le principe sur l’Union européenne serait fondée, « le dépassement du cycle de guerres et d’humiliations qui a conduit l’Europe à la ruine. »

La Grèce isolée ? C’est déjà fait !

En réalité, le jeu peut être un peu plus fin que celui que l’on croit. Rappelons d’abord que la Grèce n’a pas besoin de cette question (comme elle n’a pas davantage besoin d’un rapprochement avec Moscou) pour se retrouver isolée en Europe. Elle l’est depuis le 26 janvier, autrement dit depuis la constitution du nouveau gouvernement. Les réunions de l’Eurogroupe ont montré cet isolement et le dialogue de sourd depuis le 20 février l’a confirmé. L’utilisation de cette question des réparations de guerre répond donc à une logique de bras de fer et de rapport de force dans lequel la Grèce joue, quoiqu’il arrive, seule contre tous. Il est évident, n’en déplaise à beaucoup, que les leaders grecs ne sont pas plus stupides que la plupart des journalistes européens. Ils savent donc pertinemment que l’Allemagne ne fera jamais un chèque de 279 milliards d’euros à la Grèce. Pourquoi alors soulever cette question ?

Message à l’opinion grecque

D’abord, parce que c’est un message envoyé à l’opinion grecque. Les élections du 25 janvier a été une révolte contre le sentiment d’humiliation très fort qu’ont représenté les années « troïka » en Grèce. Alexis Tsipras sait que l’essentiel de sa popularité réside dans sa capacité à résister aux demandes des créanciers. Cette question des réparations entre dans la même logique : il s’agit de montrer aux Grecs que la Grèce parle d’égal à égal à l’Allemagne et peut évoquer les sujets qui fâchent. Longtemps, les gouvernements grecs ont évité le sujet, sans néanmoins obtenir de véritable respect de la part des Européens. Cette époque est terminée et le gouvernement grec souhaite montrer qu’il ose désormais mettre ces sujets sur la table. Dans l’esprit des nouveaux dirigeants grecs, à tort ou à raison, ceci répond à deux besoins. Le premier est que l’économie nationale ne se redressera que si les Grecs reprennent confiance en eux et retrouvent donc cette « fierté nationale » que les cinq dernières années leur ont largement ôtée. Le second est que, si les négociations viennent à prendre un tour négatif, le gouvernement aura besoin du soutien populaire, il doit donc ménager sa popularité.

La recherche de responsables extérieurs ?

Contrairement à ce qu’affirme Le Monde, le gouvernement grec n’a jamais cherché à établir un lien entre l’absence du paiement de réparations et la situation actuelle du pays. Si l’on lit le discours d’Alexis Tsipras sur le sujet prononcé le 10 mars devant la Vouli, le parlement grec, on cherchera en vain un tel raccourci. Du reste, l’actuelle majorité a lancé deux commissions distinctes pour établir la légitimité de la dette et du « sauvetage » de 2010. Mais ces commissions elles-mêmes ne visent-elles pas à éviter les responsabilités du pays dans l’actuelle crise ? Là encore, c’est un procès d’intention récurrent adressé aux Grecs, mais qui est peu fondé. Compte tenu de l’ampleur de la crise, l’établissement des responsabilités n’est pas un luxe superflu.

La Grèce n’est pas seule dans ce domaine : les deux chambres du parlement irlandais (Oireachtas) ont lancé également une commission d’enquête sur les causes de la crise bancaire et de la crise de 2010-2011. Ces démarches apparaissent en réalité comme des signes de responsabilité : on cherche à comprendre les causes d’une crise pour pouvoir éviter sa reproduction. Ce qui est plutôt étonnant, c’est le refus des Européens de prendre leur part de responsabilité. Ainsi la BCE et son président d’alors, Jean-Claude Trichet a-t-elle toujours refusé de se présenter devant la commission de l’Oireachtas, arguant du fait qu’elle n’avait à s’expliquer (ce qui n’est pas rendre des comptes) que devant le parlement européen. Un parlement européen qui a refusé, à la demande des conservateurs allemands, une commission d’enquête officielle sur les actions de la troïka. Et l’on se souvient que la Commission européenne, à la différence du FMI, n’a jamais accepté son erreur sur sa stratégie d’austérité des années 2010-2012. Où est alors la fuite devant les responsabilités ?

Là encore, l’attitude du gouvernement grec tranche avec celle des Européens. Car, la responsabilité grecque ne sera certainement pas dissimulée par ces commissions. Pour preuve : Nouvelle Démocratie a voté contre l’établissement de la commission sur 2010. Et c’est bien le but : montrer aux Grecs que l’on n’évite aucun sujet désormais, à la différence des précédents gouvernements. Et, en passant, mettre en exergue l’absence de responsabilité des Européens.

Valeur comparative des demandes grecques

La question des réparations a en fait surtout une valeur « comparative. » Il s’agit de montrer ce à quoi l’Allemagne a « échappé » grâce à la bienveillance des vainqueurs. Il s’agit de montrer précisément que si une dette de 278,7 milliards d’euros est un fardeau « absurde » pour l’Allemagne dont le PIB est de 3.000 milliards d’euros, une dette de 320 milliards d’euros l’est d’autant plus pour un pays comme la Grèce dont le PIB est de 192 milliards d’euros. Soulever cette question n’affaiblit donc pas le « pragmatisme » de Syriza, comme le soutient Le Monde, il le renforce. S’il est en effet légitime que l’Allemagne juge «absurdes » les réclamations grecques, si l’on considère que le temps doit effacer les responsabilités allemandes, comment peut-on ne pas juger tout aussi « absurde » d’exiger de la Grèce qu’elle rembourse intégralement et pendant 39 ans une dette qui est insoutenable pour son économie ? Une dette est une dette. Le temps ne change rien à l’affaire. Le Royaume-Uni a remboursé récemment ses dettes émis pour financer la guerre de 1914-1918. Pourquoi l’Allemagne serait-elle exemptée de faire face à ses responsabilités d’il y a 70 ans ? Rejeter la dette allemande doit amener à rejeter la dette grecque. Voilà pourquoi Athènes à tout intérêt à renoncer à cette somme due par l’Allemagne… en échange évidemment d’une position plus souple de ses créanciers.

Eviter de répéter les erreurs du passé

Ce que cette affaire permet de soulever, c’est donc le risque d’un « deux poids, deux mesures » en Europe, qui briserait la solidarité européenne. Car les cas de l’Allemagne de l’après-première guerre mondiale et de la Grèce d’aujourd’hui ne sont pas si dissemblables. Ce que les alliés ont, après la première guerre mondiale, imposé (en vain, du reste) à une Allemagne vaincue au nom de la morale, autrement dit le paiement des réparations, n’est pas très différent de l’exigence de remboursement intégral imposé aussi au nom de la morale à une Grèce qui a déjà connu une baisse d’un quart de son PIB (un record en temps de paix). En 1953, les créanciers de l’Allemagne avait fait preuve de solidarité et évité l’humiliation de 1919 par une restructuration de la dette. Le gouvernement grec ne demande rien d’autres aujourd’hui.

Nul doute que la Grèce acceptera un règlement « symbolique » de cette question si l’Allemagne favorise un règlement « raisonnable » du problème hellénique. Mais c’est seulement en soulevant cette question des réparations que la Grèce peut aujourd’hui, compte tenu de l’inflexibilité des Européens, de relativiser la « morale » affichée par les créanciers de la Grèce.

Dans le dialogue de sourd actuel, discuter n’est plus possible. En augmentant la tension par une demande immense, les Grecs peuvent donc espérer que l’Allemagne aura tout intérêt à éviter l’escalade sur cette question. Et donc à faire tomber la tension. Il ne s’agit donc pas de rouvrir des plaies, mais d’éviter d’en ouvrir de nouvelles. Sans prise en compte du problème de la dette publique, la Grèce restera longtemps un problème et un fardeau pour l’Europe. Acculé par l’inflexibilité européenne, le gouvernement grec doit contre-attaquer. Mais son but pourrait être de parvenir à un compromis acceptable, pas davantage. Ce dont les créanciers ne veulent pas entendre parler pour l’instant. Mais pour prendre conscience de certaines situations, un électrochoc est parfois nécessaire.

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