Faut-il exclure la Turquie du Conseil de l’Europe ?

Faut-il exclure la Turquie du Conseil de l’Europe ?

Recep Erdogan avait déclaré dix ambassadeurs personnae non gratae : Canada, France, Finlande, Danemark, Allemagne, Pays-Bas, Nouvelle-Zélande, Norvège, Suède, Etats-Unis. Ils avaient réclamé un « règlement juste et rapide de l’affaire Osman Kavala », un homme d’affaire emprisonné depuis quatre ans sans jugement, considéré par Erdogan comme un adversaire. La Cour Européenne des Droits de l’Homme avait ordonné en décembre 2019 sa libération immédiate. Le Conseil de l’Europe a menacé la Turquie de sanctions si elle ne respectait pas la décision de la CEDH d’ici sa prochaine session, début novembre.

Osman Kavala 

Après une déclaration des Ambassadeurs, expliquant qu’ils agissaient dans le cadre des accords des traités internationaux et se gardaient de toute ingérence, Erdogan a fait marche arrière et a renoncé à les renvoyer.

Les sanctions pourraient provoquer le départ de la Turquie.

Mais la question de fond demeure : quelles sanctions le Conseil de l’Europe peut-il prendre contre la Turquie ? Sachant que des sanctions pourraient provoquer une réponse radicale : le départ de la Turquie du Conseil de l’Europe. Le seul Etat, en 70 ans,  à avoir quitté le Conseil était la Grèce des Colonels, juste avant une mesure d’exclusion.

La Turquie est membre du Conseil de l’Europe depuis 1950. Elle ne fut pas toujours un exemple de démocratie. D’autres pays non plus ne sont pas des exemples de démocratie avancée, ni hier, ni aujourd’hui.

Le pari du Conseil de l’Europe est d’accompagner les Etats dans le « bon sens » du triptyque « Démocratie, Etat de Droit, Droits de l’homme », pas à pas, en jouant sur l’intérêt des gouvernements à présenter un bon visage plutôt qu’un mauvais.

Le Royaume-Uni agite toujours un Brexit bis

Le « club démocratique » que représente le Conseil de l’Europe est comme un certificat de bonne volonté pour des régimes qui ne sont pas aussi démocratiques qu’on peut l’espérer. C’est la raison pour laquelle le Conseil admoneste et condamne les « vieilles démocraties » pour démontrer aux « nouvelles » que l’imperfection est partout. Ces leçons agacent beaucoup les Britanniques et les remontrances du Conseil de l’Europe furent utilisées dans la Campagne du Brexit : de quel droit un juge slovène donnerait-il des leçons de démocratie à Sa Majesté la Reine?  Le Royaume-Uni agite toujours un Brexit bis, une sortie du Conseil de l’Europe, alors qu’il en est un des fondateurs, mais ne passe jamais à exécution.

Il y a une forme de chantage vis-à-vis de l’organisation elle-même, fonction de la popularité attribuée aux « valeurs » du Conseil de l’Europe. Moins la démocratie est populaire, moins le club des démocraties est prestigieux, ce qui favorise les tendances autocratiques. Les évolutions de la Russie, de la Turquie, ou encore de la Hongrie et de la Pologne en témoignent.

Une forme de chantage de la part de la Russie

La Russie explique depuis longtemps que sans elle, le Conseil de l’Europe ne serait qu’un appendice de l’Union européenne. Sur les 47 Etats membres, 27 sont membres de l’UE. Parmi les autres, on compte Andorre, Saint Marin, Monaco, le Liechtenstein dont le poids ne justifierait pas l’existence du Conseil de l’Europe à partir du moment où l’Union Européenne, avec sa Charte des droits fondamentaux, a intégré dans son corpus juridique les droits de l’homme et l’état de droit.

Pour la première fois, un Etat, la Pologne, est sanctionné financièrement (1 million d’euros par jour) par la Cour de Justice de l’UE pour une question qui relève de l’état de droit. Si l’UE applique des sanctions pour des violations de l’état de droit entre pays membres, le Conseil de l’Europe devient superflu pour les Etats membres de l’UE. Et si les principaux Etats non membres de l’UE s’en vont (Russie, Turquie, Azerbaïdjan), quelle serait l’utilité d’une telle organisation ?

Quelle fut son utilité passée ?  Il a accompagné les anciennes démocraties populaires dans l’établissement de la démocratie. Il l’avait déjà fait pour l’Espagne, le Portugal, la Grèce… Il a, peu à peu, instauré un modèle, exercé une magistrature non seulement morale mais aussi juridique. Il a étendu la notion d’Europe au delà des frontières de l’UE, et lui a donné les couleurs non seulement de l’économie mais surtout d’un droit universel. Il a donné des repères à 800 millions de citoyens, sur ce qu’étaient leurs droits fondamentaux. Enfin, il trace une autre voie à la construction européenne que celle de « l’intégration » : le Conseil de l’Europe reste un organisme intergouvernemental, tout en en acceptant la supranationalité juridique des arrêts de la Cour.

Dans la bataille mondiale du droit, le Conseil de l’Europe est un atout unique

Le bilan n’est pas mince. D’autant que l’on ne parle ici que des Droits de l’homme, et qu’il existe plus d’une centaine d’autres traités sous son égide, de la pharmacopée à l’audiovisuel, avec des organes quasi juridictionnels, comme la Commission de Venise, le comité des Droits sociaux, la convention d’Oviedo, Moneyval, etc.

Dans la bataille du droit qui est engagée au niveau mondial, le Conseil de l’Europe est un atout unique en son genre.

A condition qu’il joue son rôle. Il a souvent déçu : il a manqué de réactions lors des Printemps arabes, en échouant à développer une politique de voisinage qui aurait été utile à des pays comme le Maroc, la Tunisie, la Lybie, l’Egypte, la Jordanie… L’ostpolitik nordique et le strabisme oriental l’en ont empêché, malgré la France.

Il n’a pas osé réagir aux dérives russes, jusqu’à l’invasion de la Crimée. Lorsque la Douma a déclaré les traités inférieurs aux lois russes, sa protestation est restée formelle. 

Il n’a pas réagi quand Erdogan est revenu sur les avancées, pourtant considérables en matière de justice, après le curieux coup d’état de 2016. Des milliers de fonctionnaires, juges, militaires, professeurs, journalistes, élus, furent suspendus, révoqués, emprisonnés, quasiment sans réaction du Conseil. La Cour fait ce qu’elle peut, mais le Conseil est un organe politique qui a la capacité de réagir.  Les dérives viennent donc de loin.

Un front anti démocratique s’est constitué au sein du Conseil de l’Europe  

Le Conseil aurait-il pu les prévenir? Aujourd’hui, un front anti démocratique s’est constitué en son sein. Faut-il que le Conseil fasse comme si de rien n’était pour conserver la Russie et la Turquie qui se moquent ostensiblement de ses décisions ?

Seul club démocratique au monde, le Conseil de l’Europe ne peut se permettre de cultiver plus longtemps l’ambiguïté et l’hypocrisie.

Devenir un club annexe de l’UE ne serait peut-être pas une mauvaise idée. (D’autant que la Cour de Strasbourg serait au sommet de la pyramide juridique, y compris vis-à-vis de celle de Luxembourg, ce qui entrave l’adhésion de l’UE au Conseil). Ce serait une nouvelle façon de réactiver la théorie des cercles dans la construction européenne. Le Conseil de l’Europe formerait ce premier cercle démocratique, autonome, avec les pays de l’UE, Norvège, Suisse, Ukraine, les pays balkaniques, qui pourrait associer des partenaires non européens dans le cadre d’un ensemble géopolitique ayant des standards de droit commun. Quand on pense à des sujets comme l’immigration ou l’environnement, c’est urgent. Cela débarrasserait la politique étrangère de l’UE de cette exigence « morale » à géométrie variable  qui, loin de lui apporter force et crédit, illustre sa pusillanimité.

La politique étrangère est morale par son utilité.

La politique étrangère n’est pas morale. Ou plutôt elle l’est toujours par son utilité. Ce qui justifie de négocier avec le diable et de lui vendre des allumettes. Durant la guerre froide, la détente n’était pas morale, la guerre des étoiles non plus, elles ne furent pas inutiles.  

Il n’est donc pas nécessaire que la Russie se conforme aux arrêts de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, pour que les Européens aient de bonnes relations avec elle. N’est-ce pas le cas avec l’Egypte ou l’Arabie saoudite ? Ne va-t-on pas jouer la Coupe du monde au Qatar ?

Si Les Russes et les Turcs sont nos adversaires au Moyen-Orient, en Afrique et en Méditerranée, il n’y pas de raison d’être amical. Mais cela ne tient pas au manque de qualité de leur démocratie. Et cette adversité peut être négociée, discutée, retournée.

La raison d’être d’un club de valeurs démocratiques sont… les valeurs démocratiques

En revanche la raison d’être d’un club de valeurs démocratiques sont les valeurs démocratiques. Oser être soi même n’est pas un choix : c’est une obligation.

Il ne faut pas que les pays européens rompent avec la Turquie ou la Russie pour des raisons « morales ». Suite à l’invasion de la Crimée, la Russie avait été sanctionnée par la suspension de ses droits de vote à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Sans effet. Ce ne sont pas les parlementaires qu’il faut sanctionner mais l’État lui-même : ses droits au Comité des ministres, voire au sein de la Cour européenne. Mais il faut que le Conseil de l’Europe sanctionne la Turquie. C’est à cela qu’il sert. Ce n’est pas aux Etats isolément de prendre des sanctions « morales » : les ambassadeurs ont été maladroits à se substituer au Conseil de l’Europe. Que chacun soit utile dans ce pour quoi il est fait : le Conseil de l’Europe pour défendre l’état de droit, les Etats (et leurs ambassadeurs) pour défendre leurs intérêts, leur sécurité et celle de leurs citoyens.

Auteur/Autrice

  • Alain Stephane

    Alain Stéphane a posé ses valises en Allemagne à la suite d'un coup de foudre. Aujourd'hui, il travaille comme rédacteur dans un journal local en Saxe et est correspond du site Lesfrancais.press

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