Le 1ᵉʳ décembre 2025, un sénateur républicain de l’Ohio a secoué des millions de citoyens américains : Bernie Moreno a présenté au Sénat l’Exclusive Citizenship Act of 2025, un projet de loi qui interdirait la double nationalité. Si la loi passait, tout Américain possédant une autre nationalité serait contraint de renoncer à l’une d’elles sous peine de perdre automatiquement sa citoyenneté américaine. Lesfrancais.press est parti à la rencontre de Franco-Américains, ainsi que de l’avocate spécialisée en immigration Maud Poudat et du député Christopher Weissberg pour mesurer l’impact concret de ce projet, et comprendre les enjeux juridiques, politiques et identitaires qu’il soulève.
Pourquoi Bernie Moreno veut supprimer la double nationalité ?
Sur le plan politique, Bernie Moreno justifie son projet par un argument de loyauté nationale. Né en Colombie et naturalisé Américain, il affirme que « si l’on veut être Américain, c’est tout ou rien », une formule reprise par plusieurs médias américains. Le projet s’inscrit dans une tendance plus large, observée dans certains cercles conservateurs, visant à redéfinir les contours de la citoyenneté américaine et à en durcir les exigences. Toutefois, l’initiative divise à droite comme à gauche. Plusieurs commentateurs soulignent que, dans un monde où la mobilité internationale est essentielle aux intérêts économiques et diplomatiques des États-Unis, s’attaquer à la double nationalité pourrait créer des effets contre-productifs. Michael Wildes, ancien conseil de la Première dame des États-Unis, fait partie des critiques de cette loi, et estime qu’elle pourrait affaiblir l’attractivité du pays et compliquer les échanges internationaux.
Le projet de loi Exclusive Citizenship Act secoue les États-Unis
En l’état, le texte porté par Bernie Moreno se heurte à un mur juridique. Depuis l’arrêt Afroyim v. Rusk (1967), la Cour suprême interdit au gouvernement fédéral de retirer la citoyenneté d’un Américain sans son consentement explicite. L’arrêt Vance v. Terrazas (1980) a par ailleurs renforcé cette jurisprudence en exigeant une preuve de l’intention positive de renoncer à la citoyenneté. La simple acquisition d’une nationalité étrangère ne suffit pas à caractériser cette intention. Ces principes sont rappelés notamment par l’analyse juridique publiée par US-TAX.ORG, qui insiste sur l’impossibilité, en l’état du droit constitutionnel, d’imposer une perte automatique de citoyenneté.
« Le sujet n’est pas considéré comme prioritaire, et une grande partie de l’opinion publique – y compris des élus – voit aujourd’hui la double citoyenneté comme un fait établi. Sur le plan constitutionnel et législatif, ce projet a très peu de chances d’aboutir. »
Maud Poudat, avocate en immigration
Selon Maud Poudat, avocate spécialisée en immigration à Orlando, en Floride, les chances de voir ce texte adopté sont très faibles. « Le sujet n’est pas considéré comme prioritaire, et une grande partie de l’opinion publique – y compris des élus – voit aujourd’hui la double citoyenneté comme un fait établi », explique-t-elle. Elle souligne que les obstacles sont nombreux : « Sur le plan constitutionnel, l’interdiction générale de la double nationalité pourrait être contestée comme une atteinte au 14ᵉ amendement ; sur le plan législatif, même un Congrès républicain aurait du mal à rassembler une majorité solide, et obtenir 60 voix au Sénat paraît très improbable ; sur le plan politique, les binationaux représentent plusieurs millions d’électeurs, ce qui rend tout risque de les braquer trop élevé.»
La fierté de la double nationalité
Pour Christopher Weissberg, député des Français de la 1ère circonscription ( États-Unis et Canada ), lui-même Franco-Américain, met en perspective la portée politique et symbolique de la loi. « Je suis binational franco-américain. Mon père est Américain et ma mère est française. Comme des milliers de Franco-Américains, c’est une immense fierté et, comme je le dis souvent, ces nationalités ne sont pas exclusives mais se renforcent », explique-t-il.

Il rappelle également que la proposition de loi de Bernie Moreno s’inscrit dans une « vieille rengaine de l’extrême droite partout dans le monde », fondée sur l’idée que l’on ne peut avoir de double allégeance, et souligne que ce débat a déjà eu lieu aux États-Unis avec le Expatriation Act de 1907, qui envisageait que les Américaines mariées à un étranger puissent perdre leur nationalité.
« Ces nationalités ne sont pas exclusives mais se renforcent.
La proposition de loi de Moreno s’inscrit dans une vieille rengaine de l’extrême droite partout dans le monde, fondée sur l’idée que l’on ne peut avoir de double allégeance. »
Christopher Weissberg, député Franco-Américain
Selon Christopher Weissberg, « ce nationalisme d’exclusion est aussi présent en France. L’extrême droite, de Le Pen à Zemmour, a régulièrement formulé des mesures dans le même sens, notamment l’interdiction de la double nationalité extra-communautaire. Les pays qui pratiquent l’interdiction de la double nationalité sont des exemples d’hyper-nationalisme : le Japon, la Chine, l’Inde… Cette loi nous rappelle la violence du nationalisme et les impacts concrets qu’il peut avoir. Nous, Français de l’étranger, devons nous battre contre cette idéologie mortifère qui cherche des ennemis de l’intérieur pour justifier sa vacuité économique, sociale et environnementale. »
Choisir entre nationalité américaine et nationalité française
Corinne Ouelhadj, Franco-Américaine de Miami, en Floride, apporte, quant à elle, un éclairage complémentaire sur la dimension personnelle et humaine. Elle confie : « À ce jour, je suis absolument incapable d’imaginer devoir choisir entre la nationalité française et la nationalité américaine. Ce serait un choix cornélien. Je me sens profondément française : je suis née en France, j’ai grandi avec sa culture, sa langue, ses odeurs, ses paysages, son histoire qui coule dans mes veines. Et en même temps, les États-Unis sont devenus mon pays d’adoption, celui que j’ai choisi et que j’aime sincèrement. Renoncer à l’une des deux nationalités reviendrait à amputer une partie de mon identité. Je me vois appartenir pleinement aux deux, et je continuerai à vivre cette double appartenance aussi longtemps que la vie — et les lois — me le permettront. »
« Je suis incapable d’imaginer devoir choisir entre la nationalité française
et la nationalité américaine. Renoncer à l’une des deux reviendrait à amputer une partie de mon identité. »
Corinne Oueladgh, Franco-Américaine de Miami
Elle souligne également les impacts concrets : « Sur le plan personnel, ma famille est ancrée des deux côtés de l’Atlantique, mes enfants sont binationaux, et devoir choisir pourrait compliquer leur vie. Sur le plan professionnel, je dépends de ma double nationalité pour travailler librement, voyager sans entraves entre les deux pays et maintenir des liens transatlantiques. Si je devais renoncer à l’une ou l’autre nationalité, je risquerais de perdre des opportunités et ma stabilité actuelle. »
Une hypocrisie politique
Sur l’argument d’exclusivité de Bernie Moreno, Corinne Ouelhadj est catégorique : « Je trouve l’argument du sénateur Moreno non seulement hypocrite, mais aussi profondément contraire à l’essence même des États-Unis, un pays bâti sur l’immigration et la diversité des origines. Forcer un choix exclusif reviendrait à punir des millions de citoyens qui enrichissent le pays de leur multiculturalisme, sans résoudre aucun problème concret. Et sur le plan juridique, ça ne passerait jamais la barre de la Cour suprême : la Constitution protège la citoyenneté par le 14e amendement. »

Au-delà de l’aspect juridique, l’initiative soulève des questions pratiques considérables. Les États-Unis ne disposent d’aucun registre centralisé recensant les binationaux ni d’une base de données fédérale unique. La mise en œuvre d’un dispositif obligeant les citoyens à déclarer leur situation ou à fournir des preuves de renonciation impliquerait la création de vastes procédures administratives. Plusieurs observateurs, dont la fiscaliste new-yorkaise Virginia La Torre Jeker, habilitée à plaider devant le tribunal fiscal des États-Unis (U.S. Tax Court), soulignent des risques inattendus : impact potentiel sur les Américains nés à l’étranger, situations familiales complexes, conséquences fiscales liées à l’Exit Tax pour les citoyens qui perdraient leur nationalité, et même problèmes concernant certains statuts autochtones.
La binationalité et l’économie américaine
Pascal Besset, entrepreneur Franco-Américain installé à Los Angeles, rappelle que la double nationalité ouvre de réelles opportunités économiques et professionnelles. Selon lui, « elle permet d’ouvrir des entreprises, d’acheter des biens immobiliers et d’accéder à certains programmes d’investissement ou appels d’offres réservés aux citoyens, sans bureaucratie supplémentaire. Les binationaux contribuent ainsi à la création d’emplois, au développement de startups et à l’innovation, ce qui bénéficie à l’économie américaine. » Il insiste également sur la mobilité et la vie familiale, permettant de vivre, travailler, étudier ou voyager librement dans les deux pays, et sur le rôle culturel et diplomatique des binationaux, qui enrichissent la société américaine, facilitent le commerce transatlantique et renforcent les liens avec la France, allié stratégique.
« La double nationalité permet d’ouvrir des entreprises, d’acheter des biens
et d’accéder à des programmes d’investissement. Elle contribue à l’économie, à la mobilité familiale et au renforcement des liens transatlantiques. »
Pascal Besset, entrepreneur Franco-Américain
Et surtout, il rappelle un élément pertinent de la composition de l’exécutif américain : « La femme du président est étrangère, tout comme la femme du vice-président », rejoignant Corinne Ouelhadj quand elle explique « Melania Trump possède une double nationalité slovène-américaine. Si une telle loi voyait le jour, elle serait directement concernée ! Ça illustre parfaitement l’absurdité de l’idée. »

« Si la loi passait malgré tout », explique Maud Poudat, « on pourrait s’attendre à ce que les binationaux soient obligés de se déclarer et de se mettre en conformité, à l’instauration d’une période durant laquelle ils devraient choisir une nationalité, et à de nombreuses incertitudes juridiques, notamment pour ceux qui ne pourraient pas renoncer facilement à leur autre nationalité. À plus long terme, pour les Franco-Américains en particulier, cette situation pourrait créer une double contrainte entre les législations américaine et française, engendrer un risque d’instabilité administrative, compliquer les mobilités familiales ou professionnelles, et instaurer un traitement différencié selon l’origine des citoyens. »
De son côté, Pascal Besset ajoute que l’argument d’exclusivité du sénateur Moreno est infondé : « la double citoyenneté ne constitue pas un risque pour la sécurité ou la loyauté des citoyens, et les naturalisés participent activement à la vie civique et économique. »
Le projet touche également à des enjeux humains massifs. Parmi les populations concernées figurent, outre les naturalisés conservant la nationalité de leur pays d’origine, les Américains nés à l’étranger et devenus automatiquement binationaux selon les lois locales, ainsi que les millions de citoyens vivants entre plusieurs pays, souvent pour des raisons familiales, professionnelles ou patrimoniales.
Citoyenneté et identité
Loïc LeGland, Franco-Américain de San Francisco, rappelle la dimension identitaire et civique : « Un véritable dilemme personnel. J’ai passé une moitié de ma vie en France et l’autre aux États-Unis. Je ne me vois pas renier l’une de ces deux nations, qui sont profondément constitutives de mon identité. »
« Je relie étroitement citoyenneté et identité. Mes identités françaises, européennes et américaines sont toutes complémentaires. Être citoyen, c’est pouvoir participer à l’orientation de l’ensemble auquel on appartient. »
Loïc LeGland, Franco-Américain de San Francisco
Concernant l’argument d’exclusivité nationale défendu par Bernie Moreno, le San Franciscain interroge : « Sur quel critère ? Celui du choix d’appartenance ? Des valeurs ? Et si tel est le raisonnement, peut-on être à la fois Américain et Californien ? Je suis Breton, Français et Européen, et j’y ai ajouté naturellement mes identités californienne et américaine. Elles sont toutes complémentaires, aucune ne contredit les autres. Être citoyen, c’est pouvoir participer à l’orientation de l’ensemble auquel on appartient. Il n’y a rien de contradictoire à cumuler ces citoyennetés ou ces identités, dès lors qu’elles expriment des engagements et des valeurs compatibles. » Et de rajouter : « Il me serait très difficile de renoncer au droit de vote local aux États-Unis et d’être exclu de la vie civique californienne et san-franciscaine, à laquelle je suis profondément attaché. »

À ce stade, la trajectoire législative du texte reste incertaine. Aucun calendrier de discussion n’a été fixé au Sénat, aucun co-sponsor majeur ne s’est publiquement associé au projet, et les chances d’un examen rapide semblent limitées. Il est possible que le texte soit destiné avant tout à marquer une position politique. Reste qu’il ouvre un débat profond sur la citoyenneté américaine, sa définition, ses obligations, et les liens que des millions d’Américains entretiennent avec plusieurs pays.
Et Loïc LeGland de conclure : « Je ne peux croire que cela passera… quoique tout est possible avec cette administration. Maintenant, si cela peut aider les Américains accidentels, ce sera le seul point positif ! »
Auteur/Autrice
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Rachel Brunet est une journaliste française installée à New York depuis 13 ans.
Après un début de carrière dans la presse économique à Paris, elle a rejoint la presse francophone aux États-Unis.
Elle défend une information rigoureuse et une analyse exigeante de l’actualité.
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