La nouvelle est tombée la semaine dernière : les États-Unis vont réduire de 3 000 à 5 000 hommes leur présence militaire en Roumanie. Une annonce qui, à première vue, s’inscrit dans la logique de « réajustement » stratégique de l’administration américaine, mais ce retrait américain de Roumanie met l’Europe face à son destin stratégique.
Un retrait symbolique mais lourd de sens
Le ministère roumain de la Défense a tenté de rassurer : il ne s’agit pas d’un retrait complet, mais de la fin de la rotation d’une brigade dont les unités étaient déployées dans plusieurs pays de l’OTAN : Roumanie, Bulgarie, Slovaquie et Hongrie. Environ 900 à 1 000 soldats américains resteront stationnés sur notre sol, garants de l’engagement des États-Unis envers la sécurité régionale, a affirmé le ministre Ionut Mosteanu lors d’une conférence de presse ce 29 octobre.
En pratique, près de 5 000 hommes vont regagner leur quartier général du Kentucky, sans être remplacés. Certes, la grande base américaine de Mihail Kogalniceanu Airbase à Constata continuera de fonctionner, mais l’équilibre militaire de la région s’en trouvera inévitablement fragilisé.
Le flanc Est perd son bouclier américain
Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, la Roumanie est devenue une pièce maîtresse du dispositif otanien sur le flanc Est. La présence américaine, renforcée à la hâte au lendemain du 24 février, avait un double objectif : dissuader Moscou et rassurer Bucarest.
Ce redimensionnement des forces américaines reflète les nouvelles priorités de Washington, reconnaît le gouvernement roumain, tout en soulignant que l’OTAN a elle-même accru sa présence dans la région. Mais pour nombre d’observateurs, ce mouvement marque surtout un tournant : après deux ans de guerre, les États-Unis semblent considérer que l’Europe doit désormais prendre sa part dans sa propre défense.
George Scutaru, ancien conseiller à la sécurité nationale du président roumain, a déclaré, auprès de l’AFP, y voir « un mauvais signal envoyé à la Russie ». Selon lui, le Kremlin pourrait interpréter ce désengagement comme une opportunité d’augmenter la pression sur la région de la mer Noire, en multipliant drones et incursions dans l’espace aérien roumain.
Mission Aigle : la France en première ligne
Face à cette recomposition, la France joue un rôle clé. Depuis 2022, elle commande le bataillon multinational de l’OTAN en Roumanie dans le cadre de la mission Aigle, installée sur la base de Cincu, près de Brașov. Environ 1 000 soldats français y sont déployés, appuyés par des contingents néerlandais et belges.
Ce dispositif, décrit par le ministère des Armées comme « le cœur battant du flanc Est », a été renforcé à l’occasion de l’exercice Dacian Fall 2025, symbole de la coopération militaire franco-roumaine. L’objectif : améliorer l’interopérabilité des forces et démontrer la capacité européenne à agir sans appui direct américain. Mais les limites sont claires. Même coordonnée avec ses partenaires, la mission Aigle ne peut remplacer, à court terme, une brigade américaine de plusieurs milliers d’hommes. Le déploiement français illustre un engagement sincère et solide, mais il demeure une contribution complémentaire, non un substitut.
Un vide qui inquiète jusqu’en Moldavie
Au-delà de la Roumanie, c’est toute la région qui retient son souffle. La Moldavie voisine, déjà fragilisée par les ingérences russes et la dépendance énergétique, pourrait se retrouver encore plus vulnérable. La présence américaine en Roumanie jouait un rôle implicite de garantie : celle que le parapluie de l’OTAN, même à distance, s’étendait symboliquement jusqu’à Chișinău.
« La défense du flanc Est de l’Europe restera robuste »
Catherine Vautrin, ministre des Armées et des Anciens combattants
Un retrait perçu, à tort ou à raison, comme un désintérêt américain pour la mer Noire, risque de renforcer le sentiment d’abandon au sein de cette jeune démocratie. Pour l’Union européenne, qui accompagne étroitement la Moldavie dans sa trajectoire d’adhésion, le défi est désormais autant militaire que politique : éviter que le vide stratégique laissé par Washington ne devienne un vide d’influence.
Une réaction mesurée du côté français
À Paris, la réaction est restée prudente. La ministre des Armées et des Anciens combattants, Catherine Vautrin, en visite à Bucarest, a assuré que « la défense du flanc Est de l’Europe restera robuste ». Elle a rappelé que la France restait « nation-cadre » du dispositif de l’OTAN en Roumanie et que sa présence serait maintenue, voire adaptée, en fonction des besoins.
Du côté des institutions européennes, le message est similaire : le retrait américain ne signifie pas un désengagement de l’Alliance, mais un réalignement. Reste que cette rhétorique, rassurante dans les chancelleries, n’efface pas l’inquiétude sur le terrain. « Réveillez-vous, Europe ! Les États-Unis ne vous défendront pas éternellement contre la Russie », a posté sur Bluesky l’historien américain Phillips O’Brien, professeur à l’Université de St Andrews. Une phrase qui résonne comme un avertissement.
La Roumanie, une alliée francophile qui observe avant de juger
Sur place, la population roumaine ne semble pas céder à la panique. Selon Benoît Mayrand, Conseiller des Français de l’étranger en Roumanie et membre de l’Assemblée des Français de l’étranger (AFE) : « La presse roumaine n’a pas mis cette annonce en première page, et la population, profondément francophile et encore très francophone, préfère attendre les faits avant de spéculer. Ce pays, le seul de l’ancien bloc de l’Est à parler une langue romane et non slave, garde une confiance instinctive dans ses partenaires européens, notamment la France. »
Un regard lucide qui traduit à la fois la prudence des Roumains et leur espoir de voir l’Europe assumer davantage de responsabilités. Dans ce contexte, la coopération franco-roumaine prend une dimension symbolique : elle illustre le retour d’un lien historique fondé sur la culture, la langue et désormais, la défense commune.
La défense européenne à l’épreuve du réel
Ce redéploiement américain intervient alors que l’Union européenne tente laborieusement de bâtir une politique de défense commune. Les initiatives se multiplient : Fonds européen de défense, projet d’état-major européen, achats conjoints de munitions. La réalité reste toutefois fragmentée.
L’épisode roumain rappelle cruellement que, malgré les discours, l’autonomie stratégique européenne reste embryonnaire. Tant que les armées nationales ne seront pas capables d’assurer seules la dissuasion, la logistique et la couverture aérienne du continent, la dépendance à l’égard de Washington perdurera.
« L’Europe doit être capable de se protéger avant d’appeler à l’aide »
La France, dotée d’une industrie de défense complète et d’une force de dissuasion nucléaire, se retrouve naturellement en première ligne. Pour Paris, l’heure n’est plus à la posture mais à l’action : faire de la défense européenne une priorité budgétaire et diplomatique, tout en consolidant les partenariats bilatéraux; à commencer par celui avec Bucarest.
Entre réalisme américain et maturité européenne
Du point de vue américain, ce redéploiement s’inscrit dans une stratégie plus large de recentrage sur l’Indo-Pacifique et la compétition avec la Chine. Washington estime que l’Europe, désormais éveillée à la menace russe, doit pouvoir se défendre elle-même tout en restant arrimée à l’OTAN.
Mais pour les Européens, la leçon est douloureuse : la garantie américaine n’est plus absolue. Le parapluie de l’article 5 du traité de l’Alliance demeure, mais sa mise en œuvre dépendra toujours des priorités du moment à Washington. Autrement dit, l’Europe doit être capable de se protéger avant d’appeler à l’aide.
Une opportunité à saisir, non un déclin à subir
L’histoire montre que les crises transforment les équilibres. Celle-ci peut devenir une chance : celle de bâtir une véritable souveraineté militaire européenne, fondée sur la complémentarité et non la substitution.
La Roumanie, en assumant pleinement son rôle de frontière orientale, et la France, en renforçant sa présence dans le cadre de la mission Aigle, incarne ce mouvement. Mais la réussite dépendra de la capacité collective à mutualiser budgets, doctrines et moyens industriels. Sans cela, les déclarations de solidarité resteront des mots, et le flanc Est, un front vulnérable.
Flanc Est : le moment européen
Le retrait partiel des troupes américaines de Roumanie ne signe pas la fin de l’alliance transatlantique. Il en marque plutôt la maturation. L’Europe, longtemps protégée, doit désormais apprendre à se protéger elle-même. Dans ce contexte, la France a une responsabilité historique : celle de traduire l’esprit d’Aigle en stratégie durable, d’articuler diplomatie, défense et industrie, et de convaincre ses partenaires que la sécurité du continent ne peut reposer éternellement sur les épaules américaines.
Pour les Roumains comme pour les Français de l’étranger installés à Bucarest, le message est clair : l’avenir de la sécurité européenne se joue désormais à l’Est : entre courage politique, réalisme stratégique et solidarité continentale.
Auteur/Autrice
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Gilles Roux est un juriste, entrepreneur et auteur français qui vit dans la région de Mannheim en Allemagne depuis plus de 35 ans.
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