La lutte contre le réchauffement climatique amène des associations à utiliser de nouvelles techniques pour infléchir le comportement des acteurs économiques. Le recours à des voies judiciaires est de plus en plus utilisé.
En août 2018, « ClientEarth », une organisation environnementale basée à Londres, a payé 20 euros pour acquérir dix actions d’Enea, une compagnie d’électricité basée en Pologne. Cette transaction a permis aux avocats de « ClientEarth » d’empêcher la construction d’une centrale électrique au charbon d’un gigawatt à 120 km au nord de Varsovie. Les avocats de « ClientEarth » ont, en effet, intenté un procès contre les administrateurs d’Enea en alléguant que le projet était contraire aux intérêts des actionnaires. La centrale au charbon ne pouvait devenir aux yeux des avocats qu’un actif condamné à court terme du fait des obligations croissantes de décarbonation de l’économie. Cet investissement non rentable portait, de ce fait, préjudice aux actionnaires. Au mois de juillet 2019, un juge de Poznan a statué en leur faveur.
Des Etats de plus en plus souvent poursuivis pour inaction climatique
La signature des Accords de Paris a donné lieu à la multiplication des procès en lien avec la lutte contre le réchauffement climatique. Selon le « Grantham Research Institute » à Londres qui réunit des données sur les actions menées en faveur du climat, plus de 1000 des 1 951 recours ont été déposés après les Accords de Paris. Même si ces accords ne contiennent pas de mesures contraignantes, il prévoit néanmoins que les Etats s’engagent à maintenir l’augmentation de la température mondiale moyenne depuis le XIXe siècle bien en dessous de 2°C. Les experts du climat quantifient dans le cadre des travaux du GIEC les émissions de gaz à effet de serre compatibles avec cet objectif et la traduction des engagements pris. Dans de nombreux pays, des avocats mènent des actions en faveur du respect de ceux-ci. Selon Grantham, des procédures sont engagées dans 41 pays et devant 13 cours et tribunaux internationaux ou régionaux.
Les recours se multiplient du fait que, dans une grande majorité des cas (58 % en 2021), les tribunaux donnent raison aux plaignants. Les associations écologistes estiment que la publicité liée à une décision de justice est plus importante qu’une action purement politique. En novembre 2013, la Fondation Urgenda, une organisation environnementale basée aux Pays-Bas, et 900 citoyens de ce pays, ont poursuivi leur gouvernement au motif que ses objectifs d’émissions étaient trop faibles pour assurer la sécurité du pays. En décembre 2019, la Cour suprême néerlandaise a confirmé la décision d’un tribunal inférieur en leur faveur. Le gouvernement a reçu l’ordre de veiller à ce que les émissions à la fin de 2020 soient inférieures d’au moins 25 % aux niveaux de 1990, au lieu des 17 % qu’il avait adoptés.
Des Etats condamnés, 37 Etats poursuivis
Le 14 octobre 2021, en France, l’État a été condamné pour inaction climatique. Il est censé réparer les conséquences de ses manquements dans la lutte contre le changement climatique et le dépassement du plafond des émissions de gaz à effet de serre entre 2015 et 2018. Il a jusqu’à la fin de l’année pour réaliser les compensations en vertu du jugement du Tribunal administratif de Paris.
Trente-sept Etats ont été ou sont poursuivis selon le même principe. L’Irlande et, surtout, l’Allemagne doivent faire face à des procédures judiciaires.
En février 2020, un groupe de jeunes Allemands dirigé par Luisa Neubauer, une militante pour le climat, a poursuivi le Gouvernement pour ne pas avoir fixé d’objectifs climatiques conformes aux engagements de l’accord de Paris. Un an plus tard, la Cour constitutionnelle fédérale s’est prononcée en faveur des plaignants en statuant que le gouvernement avait le devoir de protéger les générations futures. La Cour a indiqué que les émissions de la nation ne pouvaient pas être réalisées par une génération au détriment de la suivante. À la suite de cette décision, la loi allemande sur le changement climatique a été modifiée pour viser une réduction de 65 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, par rapport aux niveaux de 1990, au lieu des 55 % requis auparavant.
Initialement, l’accord de Paris devait comporter des clauses obligatoires pour les Etats. Afin de ne pas déboucher sur un rejet des Etats-Unis, les négociateurs ont accepté l’idée d’engagements volontaires construits dans l’idée de maintenir le réchauffement climatique en-deçà des 2 degrés. L’absence de clauses contraignantes n’a pas empêché les poursuites. Les plaignants mettent en avant la réalisation de l’objectif et les engagements pris par les Etats pour le dépôt de leurs plaintes. Ils se réfèrent également sur le devoir des Etats de protéger leurs citoyens.
Ainsi, en août 2015, 21 citoyens américains ont déposé une action en justice contre le gouvernement fédéral alléguant qu’il avait violé leurs droits à la vie, la liberté et la propriété en autorisant le recours à des énergies fossiles. L’affaire est toujours en cours d’instruction.
Les entreprises également dans le viseur des ONG
De plus en plus de poursuites concernent des entreprises accusées d’émettre des grandes quantités de gaz à effet de serre et des institutions qui les financent. Les plaintes sont déposées, comme pour Enea, par des actionnaires, par des consommateurs ou par des citoyens au nom de la protection de l’environnement. Elles peuvent être fondées sur des dommages spécifiques générés par des émissions passées.
Ces dépôts de plainte s’inspirent de ceux réalisés contre l’industrie du tabac dans les années 1990 ou contre les entreprises vendant des produits amiantés dans les années 1960/1980.
Les Organisations non gouvernementales et les activistes dupliquent leurs recours en fonction des succès obtenus. Après son succès polonais, ClientEarth a utilisé la même méthode au Japon pour empêcher la construction de nouvelles centrales au charbon par l’entreprise publique J-Power. En avril 2021, cette entreprise a annoncé qu’elle abandonnait ses projets de centrales, invoquant la concurrence des énergies renouvelables…
Les dépôts de plainte concernant l’environnement figurent parmi les risques majeurs auxquels peut être confrontée une société
Les litiges climatiques sont pris de plus en plus au sérieux par les grandes entreprises. Les déclarations de divulgation des risques financiers déposées chaque année auprès de la Securities and Exchange Commission (SEC) américaine montrent que les avocats et les auditeurs travaillant pour certaines entreprises considèrent que les dépôts de plainte concernant l’environnement figurent parmi les risques majeurs auxquels peut être confrontée une société.
Jusqu’en 2016, ce risque est peu mentionné dans les rapports des entreprises. Ce n’est qu’à partir de 2017 qu’il apparaît nettement. Depuis les Accords de Paris, plusieurs grandes entreprises de combustibles fossiles, dont Chevron, Conoco-Phillips et Shell, ont inclus les poursuites pour le climat comme un risque matériel potentiel.
Le tribunal a ordonné à Shell de réduire ses émissions en 2030 de 45 % par rapport aux niveaux de 2019
Après avoir fait peu mention de tels litiges auparavant, en 2016 l’association néerlandaise « les Amis de la terre » a conduit, en avril 2019, une action auprès du tribunal de district de La Haye afin d’obtenir la condamnation de Shell. Cette entreprise a, selon l’association, un devoir de diligence envers les citoyens néerlandais en vertu du code civil des Pays-Bas et de la Convention européenne des Droits de l’Homme, qui garantit le droit à la vie. En ne prenant pas les mesures adéquates pour éviter le changement climatique, Shell mettait illégalement des vies en danger. En mai 2021, le tribunal s’est prononcé en faveur des plaignants et a ordonné à Shell de réduire ses émissions en 2030 de 45 % par rapport aux niveaux de 2019. Fait remarquable, la réduction de 45 % ne concernait pas seulement les émissions dont l’entreprise et ses fournisseurs étaient directement responsables, mais également celles produites par les consommateurs qui utilisaient le pétrole de Shell. Si Shell a fait appel, elle doit, dans l’attente d’une nouvelle décision, néanmoins s’y conformer.
Pour le Network for Greening the Financial System (NGFS), un groupe de 114 banques centrales et régulateurs financiers, les litiges climatiques sont une « source croissante de risques » tant sur le plan juridique, financier que médiatique. Le risque « réputation » est de plus en plus important pour une grande entreprise. Les entreprises sont censées prendre en compte les conséquences du réchauffement climatique.
L’entreprise chimique Arkema a été poursuivie pour un incendie dans une usine du Texas en 2017 intervenu en lien avec l’ouragan Harvey. L’entreprise s’est vue reprocher son manque de préparation et d’adaptation à la montée des risques « tempêtes et inondations ».
Les entreprises attaquent les Etats pour insécurité juridique
Face aux décisions prises par les Etats pour accélérer la décarbonation des économies, des entreprises saisissent également les tribunaux. Au début de 2021, après la décision du gouvernement néerlandais d’éliminer progressivement le charbon d’ici 2030, RWE et Uniper, deux sociétés allemandes, l’ont poursuivi au nom du préjudice subi. Trois autres sociétés du secteur énergétique ont fait de même aux Etats-Unis.
Un terrain encore instable
Si la transition énergétique donne lieu à une juridicisation accrue avec à la clef une multiplication des contentieux, que ce soit aux Etats-Unis, en Europe ou en Nouvelle-Zélande, des juges ont, à travers de leurs décisions, signifié à plusieurs reprises que la justice n’avait pas vocation à se substituer au législateur. L’affaire Shell reste pour le moment unique par son ampleur et atypique. Les entreprises, en particulier celles du secteur des énergies fossiles, soulignent que l’intervention croissante de la justice peut avoir de lourdes conséquences économiques et financières sans pourtant contribuer à la réduction réelle des émissions. Elles soulignent qu’elles peuvent porter atteinte à la libre concurrence sachant que des entreprises seront condamnées et que d’autres arriveront à y échapper.
Sur ce sujet, la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne lors de sa décision sur l’affaire Neubauer, a souligné que « le fait qu’aucun État ne peut résoudre seul les problèmes du changement climatique n’invalide pas l’obligation nationale d’agir pour le climat ». Des plaintes sont déposées non plus pour condamner des préjudices subis dans le passé mais pour demander aux Etats et aux entreprises d’agir afin de prendre en compte les conséquences de l’évolution du climat. Ainsi, le village de Kivalina, situé sur une partie de la côte basse de l’Alaska, a fait valoir dans un procès contre plus de 20 sociétés du secteur de l’énergie qu’il avait besoin de 95 à 400 millions de dollars pour déplacer la population. Cette plainte a été rejetée par les tribunaux.
Compte tenu des conséquences en chaîne du réchauffement climatique, les dépôts de plainte devraient se multiplier
San Francisco et Oakland ont poursuivi BP, Chevron, Conoco Phillips, ExxonMobil et Shell afin que ces entreprises financent des travaux pour limiter les conséquences de l’élévation du niveau de la mer. La plaine a été transférée à la Cour Suprême des Etats-Unis qui n’a pas encore délibéré.
Compte tenu des conséquences en chaine du réchauffement climatique, les dépôts de plainte devraient se multiplier. Des pays en voie de développement pourraient accuser les entreprises et les Etats occidentaux d’avoir porté atteinte à leur environnement sachant que les émissions des gaz à effet de serre ont avant tout nourri la croissance occidentale durant des décennies.
Le recours aux juges peut sans nul doute accélérer la prise de conscience, il peut être également une réelle source de déstabilisation avec une montée des tensions entre les acteurs publics et privés.
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