L’intelligence artificielle, au-delà des mirages

L’intelligence artificielle, au-delà des mirages

(cet article n’a pas été écrit par ChatGPT…) 

L’intelligence artificielle monte en puissance de mois en mois. Les chatbots d’OpenAI reposant sur des modèles de langage performants ont créé une rupture au mois de novembre dernier. Depuis, chaque semaine donne lieu à de nouvelles applications et avancées. Des chansons, des vidéos, des livres ont été créés en ayant recours à l’intelligence artificielle. Des applications permettent aux consommateurs de commander leurs courses, d’organiser leurs vacances soit de manière orale, soit en formulant quelques phrases sur une boite de dialogue. 

Une technologie ne fait pas une révolution économique 

Une technologie ne modifie pas à elle seule le système économique. C’est la conjonction de plusieurs technologies qui amène des ruptures. Au milieu du XVIIIe siècle, la première révolution industrielle reposait sur l’essor de la machine à tisser ainsi que sur l’usage du charbon et de la machine vapeur. Elle a été rendue possible par une amélioration globale des conditions de vie du fait de bonnes récoltes et par l’émergence d’une philosophie scientifique, « Les Lumières ». La sécurisation des relations commerciales et l’affirmation du droit de propriété ont également facilité le développement économique. 

La deuxième révolution industrielle dépend d’un nombre encore plus important de facteurs : électricité, pétrole, transports, taylorisation, développement des classes moyennes, éducation, etc. Dans les années 1960, l’économiste américain Robert Fogel avait publié une étude sur les effets du chemin de fer sur la croissance qui s’avérèrent faibles. Les lignes de chemin de fer sont supposées avoir facilité les échanges et la diffusion du progrès technique. Or, selon les calculs de l’économiste, sans chemin de fer, le résultat aurait été identique ou presque. Les échanges auraient utilisé d’avantage les voies fluviales et le réseau routier aurait été développé plus rapidement. Le chemin de fer a mobilisé des capitaux qui auraient pu être mieux utilisés par d’autres secteurs d’activité. Nul ne peut donc prédire les conséquences économiques de l’intelligence artificielle.

Destruction ou création, à vous de choisir 

Certains prétendent que l’intelligence artificielle pourrait détruire des dizaines voire des centaines de millions d’emplois dans les prochaines années (étude IBM de 2022), d’autres prétendent qu’elle sera à l’origine d’un surcroît de croissance de sept points de PIB mondial sur une période de dix ans (étude Goldman Sachs). Des études de plusieurs universités américaines mentionnent une augmentation de trois points de pourcentage de la croissance annuelle de la productivité du travail dans les entreprises qui adoptent l’intelligence artificielle. Une étude publiée en 2021 par Tom Davidson d’Open Philanthropy, estime que l’intelligence artificielle pourrait provoquer un boom de croissance défini comme une augmentation de la production mondiale de plus de 30 % par an – au cours de ce siècle. Les investisseurs sur les marchés financiers sont plus prudents, échaudés par des innovations sans de réels débouchés économiques. Nul ne souhaite en outre revivre la bulle Internet de 1997/1999. Les cours des actions des entreprises impliquées dans l’intelligence artificielle ont, en 2022, fait moins bien que la moyenne des entreprises mondiales. Depuis le début de l’année 2023, les cours progressent mais de manière modérée. Les analystes financiers ne s’attendent pas à une accélération de la croissance induite par l’intelligence artificielle à 30 ou 40 ans. 

L’intelligence artificielle et les nouveaux rentiers des temps modernes 

Une rupture technologique s’accompagne souvent de l’émergence de quelques sociétés qui prennent rapidement des positions dominantes, sociétés créées par des dirigeants à forte personnalité. Cela avait été le cas précédemment avec John D. Rockefeller pour le raffinage du pétrole et Henry Ford avec les voitures. Jeff Bezos, Elon Musk et Mark Zuckerberg sont dominants dans le domaine des nouvelles technologies. Les GAFAM enregistrent des chiffres d’affaires et des capitalisations croissantes. Les analystes de Goldman Sachs estiment que l’intelligence artificielle générative pourrait ajouter plus de 430 milliards de dollars aux producteurs de logiciels d’entreprise. À l’échelle mondiale, rapidement, plus d’un milliard de salariés utilisant des logiciels professionnels seront des utilisateurs d’applications dotées d’intelligence artificielle, générant des recettes pour les éditeurs de 400 dollars par tête. Microsoft est pour le moment le grand gagnant mais devrait être rejoint par Google et par les autres fournisseurs de logiciels. 430 milliards d’euros, tout en étant une belle somme, cela ne constitue pas, en soi, une véritable révolution. Le chiffre d’affaires des GAFAM dépasse en effet les 1 000 milliards de dollars. 

Les GAFAM peuvent-ils contrôler la révolution de l’intelligence artificielle comme ils l’ont fait pour les techniques de l’information et de la communication depuis la fin des années 1990 ? S’ils tentent de racheter les startups qui prospèrent sur le créneau de l’intelligence artificielle, ils sont de plus en plus débordés. La barrière capitalistique à l’entrée apparaît moins élevée que dans le passé. Le temps semble au retour des artisans dans un atelier comme aux débuts de Google. Quelques entreprises d’intelligence artificielle générative ont des chiffres d’affaires faibles et sont valorisées à moins d’un milliard de dollars. La société qui aujourd’hui dégage le plus de revenus grâce à l’intelligence artificielle n’est pas une entreprise spécialisée dans ce domaine. Il s’agit de Nvidia, une société informatique spécialisée dans la conception de puces graphiques. 

Le mythe de la fin du travail 

L’apparition de nouvelles machines, de nouveaux procédés, amène le retour des peurs millénaristes de fin du monde. Dans les années 2000, beaucoup d’économistes craignaient les effets du numérique sur les salariés des pays de l’OCDE. En 2013, deux économistes de l’Université d’Oxford avaient publié un article qui suggérait que l’automatisation pourrait anéantir 47 % des emplois américains au cours de la prochaine décennie. 

L’idée de la fin du travail a été largement répandue, or le monde occidental est confronté à des pénuries de main-d’œuvre. Au sein de l’OCDE, le taux de chômage est passé en-dessous de la barre des 4 % en 2022 quand il dépassait les 7 % dans les années 1990. Les pays avec les taux d’automatisation et de robotique les plus élevés, comme le Japon, Singapour et la Corée du Sud, ont les taux de chômage les plus faibles. 

Une étude récente du Bureau américain des statistiques du travail souligne que ces dernières années, les emplois classés comme à risque en raison de l’essor des nouvelles technologies n’enregistrent aucune baisse. Les nouvelles technologies n’ont pas également d’effets sur le montant des rémunérations. Les Américains les plus pauvres ont connu une croissance des salaires plus rapide que les plus riches ces dix dernières années. 

L’intelligence artificielle peut-elle provoquer une véritable réallocation des emplois ? Les fonctions de rédaction, d’enseignement, d’accueil, etc., pourraient être prises en charge par des chatbots. Les personnes chargées de ces missions sont-elles prêtes à occuper des postes dans les secteurs en manque de main-d’œuvre comme dans le bâtiment, l’hôtellerie ou la restauration ? En la matière, il ne faut pas avoir une vision statique de l’emploi. Il faut au contraire avoir une vision dynamique. 

L’intelligence artificielle génèrera de nouveaux emplois pour la mettre en œuvre et pour en exploiter tout le potentiel. Par ailleurs, les évolutions en matière d’emplois sont moins rapides qu’il n’y paraît. Le système de commutation téléphonique automatisé – un remplacement des opérateurs humains – a été inventé en 1892. Il a fallu attendre 1921 pour que le système Bell installe son premier bureau entièrement automatisé. Le nombre d’opérateurs téléphoniques américains a continué de croître pour culminer dans les années 1960 à 350 000. Ces postes n’ont réellement disparu outre-Atlantique que dans les années 1990. En France, les centrales téléphoniques n’ont été réellement automatisées que dans les années 1970. En France encore, les essais de caisses automatiques dans les supermarchés datent des années 1990 mais leur montée en puissance ne date que de quelques années et ne s’est imposée qu’en raison des difficultés des distributeurs à trouver du personnel. L’automatisation des lignes de métro qui est possible depuis plus de trente ans se réalise à faible vitesse que ce soit en France ou aux États-Unis.

Le marché des emplois évolue en permanence. Le besoin en services est en constante progression. Aux États-Unis, 60 % des emplois actuels n’existaient pas en 1940. Le poste de « technicien des ongles » a été ajouté à la liste des emplois lors du recensement de 2000. Celui d’« électricien solaire photovoltaïque » a été ajouté en 2017. 

Quand les gains de productivité se font attendre 

L’intelligence artificielle pourrait être une source de gains de productivité dans des secteurs qui n’y étaient pas habitués comme l’éducation. Ce secteur a vécu à l’abri des grandes révolutions technologiques. Parmi les vingt professions les plus exposées à l’intelligence artificielle figure celle d’enseignant, avec notamment les enseignants en langues étrangères. Nul gouvernement ne prendrait pourtant le risque de supprimer les enseignants qui seront toujours nécessaires pour guider les élèves. 

Au sein des pays de l’OCDE, la baisse de la productivité, ces dernières années, inquiète au point que des économistes doutent des avantages de l’intelligence artificielle qui serait plus une innovation de confort qu’une innovation disruptive et apporteuse de progrès réels. L’hebdomadaire « The Economist » rappelle que l’adoption de l’électricité dans les usines à la fin du XIXe siècle ne s’est pas alors traduite par une augmentation de la productivité. La réalisation des réseaux électriques a été longue et coûteuse. Les avantages de l’électricité ont été longs à se matérialiser au niveau de la production et à travers de nouvelles activités.

Le développement de l’informatique de bureau à la fin des années 1970 n’a également pas donné lieu à un boom de la productivité. En 1987, le Prix Nobel de l’Économie, Robert Solow, écrivait que les microprocesseurs étaient partout sauf « pour les statistiques de la productivité ». La large diffusion des smartphones, plus de 6,4 milliards dans le monde, n’est pas en soi une source de productivité. Les smartphones permettent une communication instantanée, les salariés étant accessibles 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. En temps réel, le salarié peut traiter des dossiers et prendre des décisions mais le smartphone est également une source de distraction. Il nuirait également à la concentration. Un article publié en 2016 par des chercheurs de l’Université de Californie à Irvine, Microsoft Research et le MIT, a révélé que « plus le temps quotidien passé sur les e-mails est long, plus la productivité perçue est faible ». 

Le télétravail, jugé à ses débuts comme une source de productivité, apparaît aujourd’hui sur ce terrain contreproductif. Les actifs en télétravail remplissent plusieurs fonctions en même temps, s’occuper des enfants, d’eux-mêmes et le travail. Des télétravailleurs ont profité du relâchement du contrôle hiérarchique pour occuper plusieurs emplois. Aux États-Unis, les GAFAM tentent désormais de limiter le recours au télétravail.

L’intelligence artificielle est déjà partout 

L’intelligence artificielle serait déjà utilisée par un grand nombre de salariés sans que cela n’entraîne une véritable mutation du travail. Une enquête officielle du Bureau du travail américain souligne que plus d’un dixième des employés travaillent déjà dans des entreprises utilisant l’intelligence artificielle sans que cela ait généré un surcroît de productivité. Pourtant, dans le même temps, un article d’Erik Brynjolfsson de l’Université de Stanford souligne que l’accès à un outil d’intelligence artificielle augmente le nombre de problèmes résolus chaque heure de 14 %. 

Les chercheurs devraient être plus efficaces grâce aux capacités de l’intelligence artificielle à tester des hypothèses. Celle-ci devrait permettre de réaliser des économies dans le domaine de la santé ou de l’agriculture en réduisant les coûts mais cela suppose que les professionnels sachent l’exploiter à sa mesure. L’intelligence artificielle ne pourra pas, en revanche, tout faire. Si elle peut aider à trouver des solutions, si elle peut alerter de malfaçons, elle ne pourra pas remplacer le plombier ou l’artisan dans les ateliers de LVMH. Elle facilitera le choix des meilleurs matériaux, des meilleures pièces. Elle permettra à l’agriculteur de réduire l’utilisation de l’eau et des intrants. Mais, pour avoir des effets réels, elle devra au préalable se généraliser et être bien comprise par un grand nombre d’actifs. 

Les infrastructures devront être adaptées. Dans le bâtiment, le progrès technique se diffuse lentement. La domotique est une réalité depuis trente ans. Or, peu de logements en sont réellement équipés. Le parc de logements ne se renouvelle que lentement. Les professionnels du bâtiment rechignent à installer des équipements complexes qui ne sont, par ailleurs, pas toujours utilisés à 100 % de leurs capacités par les habitants.

L’intelligence artificielle est et sera sans nul doute exploitée à des fins peu recommandables. Des faux courriers, des faux appels réalisés par des chatbots risquent de se multiplier. La possibilité de réaliser des livres, des vidéos, des chansons ou des photos en quelques secondes ouvre le champ des possibles pour les escrocs de toute nature. Les spams seront plus difficiles à détecter. Les banques devront dépenser davantage pour prévenir les attaques et indemniser les victimes. 

Si l’intelligence artificielle permettra aux avocats de rédiger plus rapidement qu’aujourd’hui leurs rapports, elle offre de nouvelles sources de contentieux. Les enseignants et les éditeurs devront vérifier que tout ce qu’ils lisent n’a pas été composé par un chatbot. La société OpenAI a publié un programme qui permet de réaliser ces vérifications. Elle fournit ainsi une solution au problème qu’elle a créé… 

Il n’est pas certain que l’intelligence artificielle soit la révolution attendue, mais sans nul doute elle changera le quotidien des prochaines années.

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