Depuis une dizaine d’année, la politique monétaire est devenue très expansionniste. La baisse des taux directeurs et les rachats d’obligations par les banques centrales ont conduit à une forte croissance du bilan de ces dernières et de la base monétaire qui est passée de 10 à 55% du PIB de 2007 à 2021. Cette politique initialement instituée à titre exceptionnelle pour lutter contre la déflation est devenue la norme.
Le soutien de l’activité et le maintien de la solvabilité d’États surendettés sont désormais les objectifs, plus ou moins affichés, poursuivis par les banques centrales. Cette politique est en rupture avec le monétarisme qui avait cours dans les années 1980/2007 en vertu duquel la progression de la masse monétaire était fixée par avance en lien avec le taux prévisionnel d’inflation. La neutralité de la monnaie était recherchée avec l’indépendance des banques centrales comme symbole. Le monétarisme s’était imposé comme une solution à la stagflation des années 1970.
Quels effets sur les revenus ?
Les politiques monétaires expansives ont des effets économiques et financiers évidents. Ils en ont aussi sur la composition et la répartition des revenus. La baisse des taux et l’augmentation des liquidités n’ont pas joué avant la crise sanitaire contre l’emploi. Le plein emploi était de mise dans un nombre important d’États dont les États-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni ou le Japon. Dans les pays à fort taux de chômage comme l’Espagne, l’Italie ou la France, une amélioration se dessinait.
D’autres facteurs entrent en ligne de compte comme le vieillissement de la population. En France, 800 000 personnes partent à la retraite chaque année, ce qui conduit à une très faible progression de la population active. L’augmentation du nombre d’emplois est favorable à celle des revenus. Depuis 2009, les salaires n’ont progressé que de 5,7 % en valeur réelle au sein de l’OCDE. Après la crise des subprimes, le partage des revenus se déforme au détriment des salariés. Les gains de productivité sont moins redistribués aux salariés après 2009 qu’avant, sauf dans deux pays : la France et l’Italie.
Les profits après impôts, intérêts, et avant dividendes, sont passés lors de ces dix dernières années de 12 à 15 % du PIB au sein de l’OCDE. Cette répartition des revenus effectuée au détriment des salariés est-elle la conséquence de la politique monétaire ou d’autres facteurs ?
L’augmentation de l’aversion aux risques impose aux entreprises de mieux rémunérer leurs actionnaires. Par ailleurs, dans une économie mondialisée, les investisseurs peuvent déplacer facilement leurs capitaux. Pour stabiliser leur capital, les entreprises sont contraintes d’accroître les dividendes distribués. Comme l’aversion au risque a eu tendance à augmenter ces dix dernières années, les investisseurs ont demandé à être mieux rémunérés.
La désindustrialisation a, par ailleurs, érodé le pouvoir de négociation salariale des salariés, ce qui a pu favoriser les détenteurs de capitaux. L’indice de Gini avant redistribution sociale, indice qui mesure les inégalités de revenus, se dégrade depuis 2014 pour l’ensemble de l’OCDE.
Les épargnants perdants … et gagnant grâce aux effets sur le patrimoine
La baisse des taux a un effet direct sur les revenus financiers versés aux ménages. Les intérêts reçus par les ménages de l’OCDE sont passés de 3,5 à 1,8 % du PIB de 2007 à 2020. Sur la même période, les intérêts payés par les ménages pour leurs emprunts ont également connu une baisse marquée. Ils s’élevaient à 2% du PIB en 2020, contre 3,8% en 2007. Les pertes et les gains sont assez équilibrés.
Les épargnants qui ont, en moyenne, plus de 50 ans, sont perdants. En France, leur patrimoine financier est constitué à plus de 60 % de produits de taux. Ils acceptent cette répression financière car ils sont bénéficiaires de la valorisation du patrimoine. Plus de 60 % du patrimoine des ménages est constitué de biens immobiliers.
Les effets sur les inégalités
La valorisation des actifs immobiliers et « actions » a accru les inégalités. La baisse des taux a cristallisé les positions acquises à la fin des années 80. Si la spirale inflationniste concernait dans les années 1970 les salaires, les biens et les services, elle s’est, depuis une dizaine d’années, logée dans certains actifs.
Le doublement de la valeur des biens immobiliers a peu de conséquences sur le niveau de vie de son propriétaire tant qu’il ne monétise pas son bien et sous réserve qu’il ne réemploie pas l’argent issu de la vente pour racheter un bien immobilier de même nature. Il en est tout autre pour les primo-accédants qui doivent franchir une marche bien plus importante qu’auparavant.
Valorisation du capital
La multiplication par deux de la valeur des actions n’a pas d’incidence automatique sur le chiffre d’affaires des entreprises cotées. Elle a un aspect patrimonial. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, le patrimoine ne représentait que quelques mois de revenus des ménages. En 2002, il représente plus de huit ans de revenus. Cette évolution est le fruit de l’accumulation du capital pendant la période des Trente Glorieuses qui s’est accompagnée d’une forte inflation diminuant le coût des emprunts.
Avec la mise en place de politique désinflationniste à partir des années 1980, les détenteurs de capitaux ont bénéficié d’un important processus de valorisation. Ces vingt dernières années, au sein de l’OCDE en moyenne, le prix de l’immobilier a été multiplié par plus de deux et les indices boursiers par 2,5. Les faibles taux d’intérêt des obligations ont conduit par ricochet à une appréciation du cours des autres actifs. Pour compenser la perte de revenus sur les produits de taux, les investisseurs ont opté pour les actions et les biens immobiliers.
Générations inégales
Par ailleurs, le poids relatif des différentes classes d’actifs est assez constant dans le temps. Comme celui des obligations augmente depuis une dizaine d’années, celui des actions et de l’immobilier suit non pas en volume mais en valeur. Le patrimoine est plus inégalement réparti que les revenus. L’écart entre les détenteurs de capitaux les mieux et les moins bien dotés s’accroît de ce fait quand la valeur de ces derniers augmente. Si la crise de 1929, la Seconde Guerre mondiale ainsi que la hausse des prélèvements fiscaux avaient arrêté la concentration du capital qui avait été très importante au XIXe siècle, celle-ci est de retour depuis une vingtaine d’années.
En 1914, les 10% les mieux dotés des ménages français possédaient alors plus de 80% du patrimoine total. Ce taux s’est abaissé autour de 45% dans les années 1980. Au niveau de l’OCDE, les 1% les mieux dotés détenaient 33% du patrimoine national en 2020 contre 29% en 2002. Cette concentration est fonction des revenus et de l’âge. Pour ce dernier point, elle est l’expression du processus d’accumulation. Elle tend néanmoins à s’accroître car les jeunes actifs éprouvent des difficultés plus importantes que leurs aînés à se constituer un patrimoine. En raison du prix élevé des logements, la marche de la primo-accession est élevée malgré les très faibles taux d’intérêt.
L’avantage « taux d’intérêt » est plus que compensé par l’augmentation du prix des actifs. En outre, la stagnation des salaires et la précarité ne facilitent pas la constitution d’un patrimoine surtout dans un environnement déflationniste. De ce fait, plus de la moitié des biens immobiliers et financiers en France sont détenus par les plus de 55 ans. Le patrimoine net moyen (déduction faite des emprunts en cours) passe de 38 500 euros pour les ménages dont la personne de référence a moins de 30 ans à 315 200 euros pour les ménages de sexagénaires. Ce phénomène est logique. Il est le produit du processus d’accumulation lié au cycle de la vie.
Les taux bas favorisent les inégalités et … les dépenses sociales
La politique monétaire expansive n’est pas la seule raison de la montée des inégalités au niveau patrimonial. Il n’en demeure pas moins que, contrairement à certaines affirmations, elle y contribue en favorisant la hausse des actifs. Cette politique monétaire contrairement aux attentes n’a pas mené à une augmentation de l’investissement et des gains de productivité. Ses effets sur l’économie réelle ont été assez décevants de 2014 à 2020.
Pour certains, cela confirme que la monnaie est sans effet sur l’activité. Les taux d’intérêt bas et les rachats d’obligations sont comme la morphine; ils créeraient une illusion de bien-être. Ils permettent un endettement à faible coût qui autorise l’augmentation des prestations sociales. Les déficits qui en résultent peuvent être aisément financés à la condition que les taux restent irrémédiablement bas, ce qui est le cas au Japon depuis 1990.
Les inégalités de patrimoine qui en résultent seraient le prix à payer pour maintenir voire développer le système d’État providence. La création monétaire se concentre en partie dans le capital déjà possédé et dans le déficit public généré par les dépenses sociales. Elle pourrait être plus utile en étant affectée plus directement à la construction de logements ou à la réalisation d’infrastructures.
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