Comme il est tentant, facile, lucratif, de s’affranchir du droit. D’autant que le droit, s’immisce, s’insinue, se politise, se travestit. Le droit, on peut en faire n’importe quoi. Les juges ne sont pas toujours de bons juges. En Iran, il aide à pendre. En Russie, il ferme les journaux. Ici et là, à enfermer, briser, brimer, asservir. Le droit n’est alors que le masque transparent de la force. Et le pouvoir d’affirmer qu’il ne fait qu’appliquer la loi. C’est pourtant simple : la loi, quand elle sert le Prince, n’est qu’abus de pouvoir. Il en est d’évidents, dans les régimes « illibéraux » ; il en est mille, aussi, dans les démocraties, quand la règle sert l’administration au désavantage du citoyen.
L’Etat de droit, contrairement à une idée simpliste, ce n’est pas la simple application du droit par l’Etat, mais la soumission, de l’Etat, du pouvoir, au droit : primauté du droit.
Le législateur, fût-il le peuple, ne peut faire ce qu’il veut.
Par exemple, en France, Etat de droit, un referendum ratifié par le peuple souverain, confiant tous les pouvoirs au chef d’Etat-Major des armées ou à l’archevêque de Paris, serait illégal. Parce qu’il existe un ensemble de normes, un bloc de constitutionalité -dont la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen- qui s’impose à toutes les règles de droit. Le Législateur, fût-il le peuple, ne peut faire ce qu’il veut. S’il était une définition du populisme, ce serait celle-là : le peuple peut faire ce qu’il veut, même changer les principes fondamentaux du droit.
Dans la hiérarchie des normes, les traités internationaux sont supérieurs aux lois. Que vaudrait un traité si une simple loi pouvait l’ignorer ? Pour sortir d’un traité, il faut le dénoncer.
Dans le cas des violations de traités, le principe est de faire semblant de ne pas l’avoir fait. Pourtant, personne n’est dupe. Si, par exemple, la France envahissait le Val d’Aoste ou Genève et y organisait un référendum d’adhésion à la République, il ne serait pas reconnu légitime pour autant par la communauté internationale. L’invasion de l’Ukraine par la Russie viole au moins cinq traités et autant de Conventions internationales, ainsi que trois chartes (celles des Nations Unies, celle de l’OSCE, et celle du Conseil de l’Europe).
S’affranchir du droit au nom du peuple, de la nation, de l’histoire, de mille devoirs.
Respecter le droit, soit, quand on ne peut faire autrement. Sinon, s’en affranchir, au nom du peuple, de la nation, de l’histoire, de mille devoirs. C’est ainsi que pensent beaucoup de dirigeants, et beaucoup leur donnent raison. Poutine, bien sûr, mais pas seulement. Dans tous les pays, la tentation est permanente. Y compris aux Etats-Unis, en Europe, en France. Dans cette campagne législative, les opposants les plus radicaux proposent de désobéir au droit européen (Nouvelle alliance populaire) ou de le suspendre (Rassemblement National).
Peut-on déroger aux règles européennes, quand on est membre de l’UE ? On peut. Comme on peut voler, tuer, ou tout autre méfait de moindre importance. Au risque, pour l’Etat hors cadre, d’être assez mal vu et d’être sanctionné. Dans l’UE, généralement, après plusieurs mises en garde, l’Etat récalcitrant se met en règle. Ce fut le cas, par exemple, pour le paiement de la CSG par les Français de l’étranger. Finalement, la France a respecté le droit européen, qui n’était que le droit du bon sens, le droit du citoyen contre l’Etat. Normalement, un Etat respectueux de l’Etat de droit n’aurait pas eu à attendre un jugement. Comme il ne devrait pas attendre de l’appliquer aux citoyens non-européens.
Est-il possible de déroger aux règles délibérément, sans montrer la moindre volonté de les respecter ?
En Europe, lorsque l’Etat en question est trop gros, comme la France, l’Allemagne ou l’Italie -voire trop faible, comme la Grèce- on trouve des délais. Les fameux accords de Maastricht, censés imposer des règles de bonne conduite budgétaires, sont dépassés depuis des lustres par plusieurs pays, dont la France.
Est-il possible de déroger aux règles délibérément, sans montrer la moindre volonté de les respecter ? La Pologne et la Hongrie l’ont fait. La Pologne a été sanctionnée pour une loi qui remet en cause l’indépendance des juges, ensuite pour avoir remis en cause la primauté du droit européen, enfin pour le maintien en activité d’une mine de charbon, contrairement aux engagements pris. Des sanctions budgétaires ont été décidées, avec un prélèvement direct. Idem pour la Hongrie, qui voit les fonds européens suspendus après avoir été condamnée plusieurs fois par la Cour de Justice Européenne.
Dans le cas de la France, si un gouvernement s’affranchissait des règles de droit européen, rejetait la primauté du droit européen, ce serait sans doute la fin de l’Union Européenne, car on imagine mal l’Union Européenne sans la France. Mais imaginer la France sans l’Union européenne n’est pas un tableau très heureux. C’est pourquoi ceux qui veulent s’affranchir de l’Europe, qui ont toujours été contre, ne disent pas qu’ils veulent la quitter, seulement s’affranchir de quelques règles, de la primauté du droit européen, des traités.
Tous les jours le droit meurt. Tous les jours, il obtient des victoires.
A regarder de plus près encore, l’application de leur programme imposerait aussi des changements radicaux dans la hiérarchie des normes : sous couvert de libérer le peuple, commencer par outrepasser les droits des citoyens. Cela n’est pas si difficile : la crise de la Covid a montré un degré d’acceptation des contraintes, un silence des plus hautes magistratures, une inutilité des assemblées qui témoigne de cette capacité d’obéissance quand elle est présentée de façon habile et impérieuse. Pour résoudre les problèmes de pénurie – santé, école, logement, eau, air pur, emploi- ne faudrait-il pas réquisitionner, punir les récalcitrants, imposer un droit qui serait, sous couvert d’être au service de tous, le droit de l’Etat, du pouvoir seul au nom de l’efficacité?
Tous les jours le droit meurt. Tous les jours, il obtient des victoires. Le principal narcotrafiquant colombien a été expulsé vers les Etats-Unis. Le Président hondurien, qui s’était souvent assis sur la constitution, a quitté le palais présidentiel pour la prison, puis a été expulsé, pour blanchiment et narcotrafic. L’ancien Premier ministre bulgare a été condamné pour corruption.
La Russie viole les conventions ? Un soldat russe comparait devant un tribunal pour crime de guerre. 32 enquêteurs de la CPI sont en Ukraine pour enquêter sur ces crimes. En Afrique, Alpha Condé, l’ex-Président, renversé en septembre par une junte, devait comparaitre avec trente autres responsables, pour « assassinats, tortures, enlèvements ». Pour des « raisons humanitaires » et « médicales », la junte l’a autorisé à quitter le pays, mais en conformité avec le droit : la politique a ses devoirs, le droit ses faiblesses.
Quel type de droit l’emportera, parmi les logiques que sous-tendent les traditions juridiques ?
Le cimentier Lafarge est mis en examen pour complicité de crimes contre l’Humanité en Syrie. Le groupe, qui a poursuivi ses activités en Syrie pendant la guerre, aurait versé plusieurs millions d’euros à des groupes terroristes. La Californie a ouvert une enquête sur les responsabilités de l’industrie pétrochimique dans la pollution plastique. C’est reconnaitre de nouvelles responsabilités derrière celles des Etats, avec les risques et les chantages que cela comporte.
Les batailles du droit, parfois déroutantes, sont universelles. Individuelles, locales, planétaires, il s’agit d’enjeux de civilisation. Quel type de droit l’emportera, parmi les systèmes et les logiques que sous-tendent les traditions juridiques ? Jusqu’où peuvent s’appliquer les « extraterritorialités », le droit international ? Les compagnies maritimes connaissent bien ce jeu. Droit de la mer, droit de l’espace, droit des données, droit bancaire…
Evidemment, si on décide de ne pas respecter le droit, la question se pose peu. Mais on ne peut éviter qu’il revienne. Quand la Russie coupe Facebook, vingt millions de Russes utilisent un VPN ou vont sur le Darkweb. Zone hors droit. L’absence de droit ouvre la porte au non-droit, espace hors la loi, espace aussi de liberté, d’où son succès. Les Etats, afin de ne pas saper leur propre légitimité, doivent faire attention à ne pas multiplier les bandits.
Quand les Etats sont voyous, les citoyens ne sont pas tenus de les respecter.
Au bord de l’eau, un des plus fameux romans chinois, met en scène une corporation de bandits, devenus tels parce qu’écœurés de la corruption des grands. Qu’est ce qu’ils inventent ? Des règles. Chassez le droit de la loi, il reviendra autrement. Quand les Etats sont voyous, les citoyens ne sont pas tenus de les respecter.
Le pire crime des Etats voyous est d’obliger les citoyens à tricher pour leur échapper. Il ne s’agit pas de théorie ou de principes. Chaque détenteur d’une autorité, d’un tampon, devrait se poser la question de ce qu’il fait de son pouvoir : incite-il par son action au respect de la loi par le citoyen, ou à son mépris ? En matière fiscale, sociale, civile, l’application réglementaire ne suffit pas. La délivrance d’un passeport, par exemple, est un droit, non une faveur de l’Etat. La réponse, y compris au téléphone, à une inscription dans une école, un visa, une déclaration d’impôts, de même. Ou bien un logarithme remplacerait les Consulats.
Respect des traités, droit européen, hiérarchie des normes, respect des personnes : tout se tient, il y a une chaine invisible du mépris, des affranchissements des règles, au nom d’on ne sait quelle supériorité, qui n’est la plupart du temps que celle de l’envie : Libido dominandi, du tyranneau au tyran. L’aspiration à la justice est elle aussi universelle.
Le roi est mort, vive le roi, disait-on. Dans l’Etat de droit, rule of law, règne la loi : le droit est mort, vive le droit !
Laurent Dominati
a. Ambassadeur de France
a. Député de Paris
Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press
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