Le digital est-il l’ami ou l’ennemi de la croissance ?

En 2018, Apple et Google contrôlaient 97 % des logiciels de téléphonie mobil. 65 % des recherches sur Internet sont effectuées en ayant recours au moteur de recherche de Google qui contrôle 60 % du streaming vidéo grâce à YouTube.

Apple et Google ont capté la moitié du marché publicitaire sur Internet, marché qui représente plus de 50 % du marché total de la publicité sur le plan mondial. L’Apple Store propose plus de quatre millions d’applications; trois millions de téléchargement sont réalisés par heure. Ces téléchargements procurent un milliard de dollars de chiffres d’affaire par mois dont le tiers revient directement à Apple.

Le coût du travail au sein des GAFA est quatre fois plus faible que celui constaté au sein des grandes enseignes de la distribution. Les entreprises du digital ont une capacité à mettre à contribution leurs usagers. Ainsi, le site TripAdvisor qui agrège les hôtels et les restaurants reçoit plus de 170 millions d’avis par an rédigés par 60 millions de personnes. Six nouveaux articles sont écrits gratuitement sur Wikipédia toutes les minutes. Proposées gratuitement, 95 % des applications téléchargées sur Apple Store, représentent plus de trois millions d’années de travail.

Rares sont, dans le passé, des secteurs où une telle concentration a été constatée avec à la clef des marges très importantes. Elles peuvent atteindre près de 100 % à partir du moment où l’amortissement du logiciel a été réalisé.

La capitalisation de Google et Apple est supérieure à celle des 40 entreprises françaises du CAC 40. Grâce à leurs bénéfices ou à leur capacité à lever de l’argent, les GAFA rachètent de nombreuses entreprises pour consolider leurs positions. Facebook a été capable d’acheter la messagerie WhatsApp 19 milliards de dollars sachant que cette dernière avait un chiffre d’affaires de 16 millions de dollars et des pertes de 235 millions de dollars. Le véritable capital de WhatsApp était, en 2014, dans les 470 millions d’utilisateurs. En 2016, Microsoft a imité Facebook en acquérant LinkedIn pour 26 milliards de dollars. Ce réseau avait alors 467 millions de membres. Chaque client représente entre 40 et 60 dollars, ce qui représente peu dans les faits, d’autant que le client est un travailleur déguisé. Ainsi, les 1,5 milliards d’abonnés à YouTube participent à la valorisation du site à travers les vidéos qu’ils mettent.

L’augmentation des clients, des abonnés permet de capter une part croissante des budgets publicités et rend difficile l’arrivée de nouveaux concurrents.

En vingt ans, le taux de croissance de près de 20 % des grandes entreprises du digital a modifié le paysage du capitalisme au sein des pays avancés. Les États, les collectivités locales se livrent une bataille féroce pour accueillir des entrepôts d’Amazon même si cela se traduit par la disparition de milliers d’emplois dans la distribution. En 2018, 45 % de la population américaine vit à moins de 30 kilomètres d’un entrepôt Amazon contre 15 % en 2014. Sur cette période, 100 000 emplois dans la grande distribution ont été supprimés.

Les entreprises de tête dans le secteur du digital captent une grande partie de la croissance. La baisse des gains de productivité concerne essentiellement les activités traditionnelles quand dans les entreprises en phase avec le digital, ces gains dépassent 3 % par an. À la différence des autres cycles de croissance, le ruissellement des gains réalisés par les entreprises de pointe vers les autres ne s’effectue pas.

Une segmentation est apparue avec la coexistence de deux types d’activités, celles où les entreprises du digital sont dominantes et les autres. Le marché de la technologie de l’information est dorénavant tenu par des oligopoles. Depuis sept ans, les nouveaux entrants se font de plus en plus rares. Deux tiers des leaders de 2020 étaient déjà présents en 2013, Google, Apple, Amazon, Microsoft, etc.

La divergence des gains de productivité entraine celle des profits. À l’échelle mondiale, 10 % des entreprises les plus performantes dont beaucoup sont issues du secteur des TIC réalisent 80 % des bénéfices. Les 20 % des entreprises du secteur des TIC le plus en pointe réalisent 85% des bénéfices de ce secteur. La rentabilité des 100 premières entreprises était supérieure de 16% de la médiane en 1995. Ce taux est désormais supérieur à 40%.

L’écart entre les entreprises américaines les plus rentables et la moyenne était de 1 à 3 en 1985, écart identique à celui constaté en 1965. En 2017, il était de 1 à 6. Les techniques et process issus du monde digital ont du mal à se diffuser au sein des secteurs classiques. Les nouvelles technologies provoquent des blocages, des embolies. Elles peuvent aboutir à automatiser la complexité et non à simplifier les modes de production et de commercialisation. En démultipliant le nombre de données, elles créent de la paralysie dans l’action par surabondance.

Le tiers du retard de productivité en Europe par rapport aux États-Unis serait imputable à des problèmes organisationnels et d’intégration des nouvelles techniques dans les chaînes managériales. Un symbole de l’incapacité à répondre au défi du monde digital est selon une étude du Boston Consulting Group, la capacité des entreprises à maîtriser les flux de mails. En dix ans, le nombre de mails envoyés au sein des entreprises à plus de dix personnes a été multiplié par plus de dix aboutissant à des phénomènes de saturation et de déresponsabilisation.

En 1970, les services courriers auraient croulé sous la tâche si de telles pratiques avaient eu cours. Selon une étude de Mc Kinsey, les techniques digitales ne seraient exploitées qu’à 20% de leur potentiel. Les actifs seraient insuffisamment formés et utiliseraient de ce fait qu’une petite partie des solutions auxquelles ils ont accès.

Les gains de productivité de la sphère digitale, au regard des précédentes révolutions industrielles apparaissent décevants. Ce constat vaut également pour les États-Unis même si leur situation, en la matière est plus favorable que l’Union européenne. Le caractère pseudo gratuit de certains services en ligne a été mis en avant pour expliquer la faiblesse des gains de productivité.

Une étude du FMI de mars 2017 semble prouver que l’impact des services gratuits sur la productivité est faible. Pour certains économistes, les effets du digital ne sont pas encore réellement matérialisés. Ils rappellent qu’une période de 30 ans est nécessaire pour le déploiement d’une technologie. Pour autant, cela fait 40 ans que les techniques numériques se diffusent.

D’autres économistes estiment que le digital offre du confort sans pour autant modifier en profondeur l’activité. Il déplace des richesses mais n’en crée pas. Commander un livre sur Amazon ou se rendre dans une librairie de quartier ne change pas réellement la donne économique. L’apport de l’électroménager au cours du XXe siècle a libéré du temps pour les familles qui ont pu se consacrer à de nouvelles activités, sports, loisirs. La taylorisation des chaînes, leur automatisation a permis à l’industrie d’améliorer sa productivité et de distribuer des salaires plus importants (fordisme). La population consacre de plus en plus de temps à Internet sans qu’il y ait une création de richesses. Le temps est pris sur d’autres activités qui auraient pu être marchandes.

Auteur/Autrice

  • Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.

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