Une vieille dame alerte de 120 ans. L’alliance française de Toronto a été créée en 1902 sur le campus Victoria de l’Université de Toronto par des professeurs désireux de soutenir leurs étudiants à travers l’organisation de solides cours de français. Cette alliance a eu très rapidement un rôle patriotique fort puisqu’elle a été chargée par l’armée de former au français les soldats canadiens envoyés au front dans le Nord et l’Est de la France durant la Première Guerre mondiale. Institution dépendant de la demande de cours de français dans une province anglophone, elle a survécu à un passage à vide d’une dizaine d’années : durant les années 1960 c’est la seule volonté d’un enseignant qui fait cours dans la cave de son domicile qui permet de la maintenir en vie. Viendra ensuite le renouveau qui accompagne la montée en puissance du bilinguisme dans cette province symbole de réussite économique et de rayonnement international au Canada. Aujourd’hui, l’existence de médias francophones, de deux conseils scolaires et d’une ministre chargée de la francophonie assure une reconnaissance pleine et entière au français au sein d’un univers linguistique restant majoritairement anglophone.
Francine Watkins, conseillère pour les Français d’Ontario et du Manitoba, replace l’Alliance de Toronto dans le paysage linguistique global du Canada où l’apprentissage du français est plus soutenu qu’avant : « Le Canada hors Québec est en plein boum linguistique. Nous avons des lois dans certaines provinces sur les services en français (Ontario et Manitoba notamment), des conseils scolaires et écoles francophones, des écoles en immersion, etc. Le Québec est la seule province qui pourrait menacer cet équilibre car elle protège bien évidemment la langue française mais ne se soucie pas du tout des communautés francophones en situation minoritaire hors Québec (l’Ontario, qui est la plus grosse communauté de ce type, compte 660 000 francophones). Les anglophones dans les provinces hors Québec sont très favorables au français et le bilinguisme a le vent en poupe. Il y a une pénurie criante d’enseignants de français ».
Cette institution culturelle et linguistique à l’histoire ancienne possède désormais cinq implantations à travers le Grand Toronto et n’a donc rien d’une belle endormie. Des centaines d’étudiants se pressent à ses cours en présentiel et en ligne et elle peut faire figure d’exception dans un paysage francophone mondial un peu déprimé : l’épidémie du COVID a provoqué de grandes difficultés économiques pour de nombreuses Alliances à l’image de l’Alliance française de Paris et de la Fondation Alliance française qui ont été confrontées à des années d’incertitudes jusqu’à aujourd’hui. Toronto connait une « success story » à la canadienne, comme on ne devrait pas le dire en bon français. Les aides versées par la France pour la modernisation numérique du matériel de l’Alliance comme les aides du gouvernement canadien ont permis à l’établissement de surmonter la crise et de valoriser ses capacités institutionnelles de résilience pour le bonheur des étudiantes et étudiants.
Nous avons souhaité interroger les acteurs de la francophonie locale avec, au départ, une question sur une vente de livres organisée cet été par l’Alliance que nous avions repérée en ligne. Notre esprit critique de journaliste, et une pointe d’humour français, y voyaient peut-être, trop rapidement, une opération de renflouement des caisses pour éviter le dépôt de bilan. Que nenni. Le directeur-adjoint de l’Alliance, Christophe Plantiveau, nous l’a confirmé :
« A la suite du succès rencontré par une première foire aux livres francophones, nous avons décidé de renouveler l’expérience en offrant l’opportunité aux francophones et francophiles du GTA d’acquérir des livres francophones à un prix symbolique.
Les livres proposés ont été donnés par des membres de la communauté. Ils seront tous mis en vente pour la somme symbolique de $1. Le fruit de la vente de ces livres sera intégralement versé à la bourse « 4 Next Generation ». C’est une façon d’animer culturellement les communautés francophones et francophiles en ce début d’année scolaire ».
Francine Watkins, témoigne de cette capacité qu’a eu l’Alliance à traverser la crise
« L’Alliance française n’a absolument pas souffert financièrement de la COVID. Bien au contraire. Zoom lui a permis d’élargir la zone servie. Avant, le bassin était la région métropolitaine de Toronto. Maintenant c’est toute la province et même le Canada qui peut être servi virtuellement. Je parle bien entendu des cours car les activités culturelles ont eu lieu en ligne et ont recommencé en présentiel« .
La réussite locale à Toronto ne doit pas dissimuler la sensation d’un repli de la France qui n’a pas pu soutenir uniformément durant la Covid l’ensemble des Alliances ou des instituts culturels à travers la planète, qui constituent pourtant autant de « vitrines officielles » de notre nation culturelle.
Ramzi Sfeir, Vice président de l’Assemblée des Français de l’Etranger et conseiller pour les Français du Canada, se félicite lui aussi de la vitalité de l’Alliance de Toronto mais insiste davantage sur la responsabilité globale de notre pays en matière de promotion de la Francophonie.
« La France doit arrêter de se désengager du secteur culturel à l’étranger, car notre pays a un rôle central dans le rayonnement de la francophonie (…) Il y a une tendance générale au délestage depuis quelques années : on se débarrasse de notre patrimoine diplomatique et culturel mais aussi de nos centres culturels et on laisse mourir nos Alliances françaises, prétextant un manque de rentabilité, or je ne pense pas que la rentabilité de la culture doit être mesurée de la même manière que l’on mesure celle d’une entreprise. J’ai grandi dans un pays en conflit, en Palestine, où les Centres Culturels Français, tout comme les écoles françaises de l’AEFE ou encore l’Alliance française étaient, et sont toujours, des bulles d’oxygène et une ouverture nécessaire sur le monde extérieur. Ce sont des vecteurs de rayonnement à la fois culturels, mais aussi académiques, économiques et politiques. La Francophonie permet de bâtir des ponts que la politique et l’économie n’arrivent pas à construire et il est temps de faire revivre le soft-power à la française »
On voit là que l’enjeu linguistique demeure hautement politique, que ce soit au Canada ou pour la politique de Francophonie de la France.
Si l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) insiste, à raison, sur les gisements de développement africain pour notre langue commune, l’exemple de Toronto est symbolique : une nation majoritairement anglophone, qui connait pourtant avec le Québec une situation politique où la langue française est l’enjeu des questions identitaires, peut, par pragmatisme sans doute, établir le développement du français comme une priorité pour des raisons notamment économiques. Maîtriser deux ou plusieurs langues dans le monde d’aujourd’hui est une absolue nécessité que même les plus indécrotables francophones ne peuvent nier. L’exemple de Toronto reste donc à méditer.
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