La zone euro : une rentière ?

La zone euro : une rentière ?

La zone euro se caractérise par l’abondance de son épargne, conséquence d’un faible niveau d’investissement. Cette situation n’est pas sans lien avec le fait qu’elle est l’un des marchés où le capital rapporte le moins. Ce double constat pose une question cruciale : l’Europe doit-elle employer ses ressources pour financer sa propre renaissance technologique, et donc économique, ou accepter de devenir une rentière vivant des revenus produits ailleurs ?

Le taux d’épargne brute des ménages de la zone euro dépasse régulièrement 15 % du revenu disponible depuis 2020, contre seulement 5 à 8 % aux États-Unis. Ce différentiel, qui ne s’est jamais inversé depuis quinze ans, traduit un comportement de précaution mais aussi un manque d’appétence pour l’investissement productif au sein de la zone. Par ailleurs, les ménages ont tendance à freiner autant que possible leur consommation.

Cette préférence marquée pour l’épargne se traduit par une balance courante de la zone euro largement excédentaire, entre 2 et 3,5 % du PIB depuis 2013. Autrement dit, chaque année, l’Europe exporte du capital net vers le reste du monde – et notamment vers les États-Unis – alors même que ses besoins de modernisation sont élevés.

L’investissement hors d’Europe est lié au faible rendement du capital sur le continent. La rentabilité des fonds propres (RoE) des entreprises européennes est systématiquement inférieure de 3 à 5 points à celle des entreprises américaines. En 2024, le RoE américain atteignait environ 15 %, quand la zone euro plafonnait à 10 %.

Contrairement aux États-Unis, la productivité par heure travaillée progresse faiblement en Europe depuis vingt ans. Depuis 2010, aux États-Unis, la productivité a augmenté de 25 % quand les salaires réels ont progressé de 15 %. Dans la zone euro, les ratios respectifs sont de 10 % à 12 % chacun. De ce fait, en Europe, la part des profits dans la valeur ajoutée est bien plus faible qu’outre-Atlantique.

La faible rentabilité des entreprises européennes s’explique également par la faiblesse de la recherche et développement. Elles n’y consacrent qu’environ 1,5 % du PIB, contre 2,5 % aux États-Unis. L’investissement dans les technologies de l’information et de la communication représente 2,7 % du PIB dans la zone euro contre près de 4 % outre-Atlantique. Ces écarts, répétés année après année, produisent un déficit d’innovation, de robotisation et de modernisation industrielle, qui alimente le cercle vicieux d’une rentabilité moindre.

Le taux d'épargne des ménages a progressé dans l'ensemble des pays de la zone euro ©Adobestock
Le taux d'épargne des ménages a progressé dans l'ensemble des pays de la zone euro ©Adobestock

L’Europe à la croisée des chemins

L’Europe a le choix entre deux voies. La première s’inscrit dans le prolongement du rapport Draghi de 2024 qui fait le pari d’un rattrapage. Celui-ci supposerait une utilisation domestique de l’épargne afin de financer un surcroît d’investissement de 4,5 points de PIB, soit près de 900 milliards d’euros par an. Pourraient ainsi être financés la transition énergétique, le numérique, la défense et les innovations de rupture. Cela suppose de réorienter au moins 400 milliards d’euros que les Européens placent chaque année aux États-Unis, soit la moitié du supplément d’investissement visé. Cette réorientation nécessite une augmentation de l’attractivité des marchés européens (Union de l’épargne et de l’investissement).

Toujours dans la logique du rattrapage économique, l’Europe devra remédier à la faiblesse du niveau de formation des actifs. Elle devra également réduire les lourdeurs bureaucratiques qui pénalisent la créativité. En France et en Allemagne, une maîtrise des coûts salariaux est aussi indispensable.

L’autre voie est celle de la poursuite du déclin, la stratégie de résignation. Elle consiste à admettre que l’Europe ne rivalisera pas sur la rentabilité du capital et à continuer d’investir massivement à l’étranger. Les revenus tirés de ces placements serviraient à financer la protection sociale – notamment les retraites – comme le fait le Japon. Dans ce pays, l’excédent courant dépasse 3 % du PIB, alors que la balance commerciale des biens et services est proche de zéro. Le pays vit en partie de ses dividendes et intérêts étrangers. Il est devenu un rentier vivant sur son capital. À court terme, cette seconde voie garantit des revenus élevés pour l’épargne et peut stabiliser les comptes sociaux sans réforme structurelle douloureuse. Cette solution risque néanmoins, si elle était choisie par les Européens, de les enfermer dans une dépendance aux marchés étrangers et particulièrement américains. Elle entérinerait le décrochage industriel et technologique européen. Dans un contexte de révolution de l’IA, de reconfiguration énergétique et de fragmentation géoéconomique, ce choix pourrait marginaliser durablement le continent.

L’Europe peut donc soit devenir un rentier mondial, comme le Japon, et utiliser ses excédents pour financer ses retraites, soit investir massivement, au prix d’un effort collectif, d’une baisse relative de la consommation et d’une refonte de ses structures productives.

Auteur/Autrice

  • Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.

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