La démocratie américaine est-elle faillible ?

La démocratie américaine est-elle faillible ?

Les États-Unis symbolisent pour de nombreuses personnes la démocratie. Les fondateurs de la République américaine ont institué un système reposant sur un savant équilibre des pouvoirs pour éviter son accaparement par une personne ou par un État. 

Lors de la création des États-Unis, certains ont certes imaginé un régime à connotation monarchique s’inspirant des modèles européens de l’époque. John Adams, le premier vice-président, pensait que le Président devrait être connu sous le nom de « Sa Majesté élective » ou de « Sa puissance ». Le Sénat avait alors retenu le titre « Son Altesse, président des États-Unis et protecteur des libertés ». La Chambre des représentants a rejeté ces grands titres. George Washington l’a suivi pour dissiper les allégations selon lesquelles il avait quelques ambitions monarchiques. Depuis deux cent quarante ans, les craintes d’une dérive monarchique ou impériale de la présidence demeurent. 

Après les quatre réélections de Roosevelt, le Congrès américain décida que les nouveaux Présidents ne pourraient exercer que deux mandats (22e amendement). Cet amendement a été contesté dernièrement par Donald Trump et précédemment par Ronald Reagan et Bill Clinton. 

De nombreux romanciers ont souligné dans leurs œuvres l’existence d’un risque de renversement de la démocratie américaine par un dictateur. En 1935, Sinclair Lewis dans « It Can’t Happen Here » imagine et décrit la montée d’un fascisme aux États-Unis et l’instauration d’une dictature. Ce livre a été réédité durant le premier mandat de Donald Trump et a connu un réel succès. En 1941, l’écrivain, Robert Heinlein ; dans son livre « If This Goes On » prévoit qu’un prédicateur, Nehemiah Scudder, est élu en 2012 à la présidence et suspend les élections de 2016 pour instaurer une dictature. En 2004, Philip Roth, dans « The Plot Against America », rédige une uchronie dans laquelle l’aviateur, Charles Lindbergh, connu pour ses sympathies pro-nazies et son antisémitisme, emporte l’élection présidentielle de 1940 et se presse de conclure un accord avec Adolph Hitler.

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L’angoisse d’une dérive dictatoriale 

L’angoisse d’une dérive dictatoriale des États-Unis refait surface avec l’approche de l’élection présidentielle du mois de novembre. Pour la première fois, les deux candidats en lice s’accusent de vouloir instituer un régime autoritaire à leur profit. Les démocrates considèrent Donald Trump comme un « tyran en puissance » en raison de sa tentative de rester au pouvoir après avoir perdu les élections de 2020. Donald Trump, pour sa part, accuse Joe Biden d’avoir triché pour remporter l’élection et de vouloir rééditer l’opération au mois de novembre. 

Donald Trump estime que le président en place, qualifié d’usurpateur, abuse de son autorité pour engager de fausses procédures judiciaires. Il répète que Joe Biden dirige « une bande de voyous, de marginaux et de marxistes », qui tente de « détruire la démocratie américaine ». Pour le moment, la justice américaine a débouté toutes les demandes de Donald Trump d’annuler les élections. 

En 2023, Robert Kagan, ancien conseiller en politique étrangère de plusieurs présidents républicains, a écrit un essai pour le Washington Post affirmant qu’il « existe un chemin clair vers la dictature aux États-Unis et il se raccourcit chaque jour ». Cette tentation n’est pas nouvelle. 

Dans l’entre-deux-guerres, Eleanor Roosevelt a suggéré à son mari que le pays pourrait avoir besoin d’un « dictateur bienveillant » pour le sortir de la Dépression. À la même époque, un sénateur de Pennsylvanie avait déclaré que « si jamais les États-Unis ont besoin d’un Mussolini, ils en ont besoin maintenant ». 

Le système américain repose sur la séparation, chère à Montesquieu, des pouvoirs, législatif, judiciaire et exécutif, ce dernier ayant été longtemps le plus faible. Sous George Washington, l’ensemble du pouvoir exécutif se composait de quatre secrétaires de cabinet et de cinq secrétaires. Durant tout le XIXe siècle, les services administratifs de la présidence étaient limités. La première rupture intervient avec la Première Guerre mondiale. L’administration fédérale est amenée à organiser le déploiement de centaines de milliers de militaires à des milliers de kilomètres. Le New Deal de Roosevelt et la Seconde Guerre mondiale ont doté l’État fédéral d’importants moyens. À la fin de ce conflit, l’administration fédérale comptait plus de 2,5 millions de fonctionnaires.

Le caractère fédéral du pays et la légitimité de l’armée rendent difficile l’organisation de coups d’État.  

Ce nombre évolue aujourd’hui autour de 1,7 million, ce qui est peu au regard de 2 millions de fonctionnaires d’État en France, pays cinq fois moins peuplé. Aux États-Unis, la Constitution est un document sacré qui, jusqu’à présent, a été respecté par les responsables politiques. Son ancienneté lui confère une valeur particulière. Elle est un des symboles du pays avec la Statut de la Liberté. Le caractère fédéral du pays et la légitimité de l’armée rendent difficile l’organisation de coups d’État. 

De nombreux emplois dans la justice ou dans la police donnent lieu à des élections locales. Le secteur des médias demeure puissant et pluraliste rendant difficile son contrôle par le pouvoir en place, comme c’est notamment le cas en Hongrie avec le parti Fidesz de Viktor Orban. 

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Aux États-Unis, les politiques mises en œuvre par l’administration fédérale sont constamment attaquées devant les tribunaux, ce qui ralentit leur application mais constitue un gage de respect de la Constitution. 

Malgré tout, le respect de la Constitution demeure une question de pratique. Celle-ci n’a pas empêché les dérives du maccarthysme ou même l’enfermement de nombreux ressortissants japonais durant la Seconde Guerre mondiale sous le seul prétexte qu’ils étaient japonais. Il a fallu attendre les années 1960 pour lutter les pratiques raciales encore en vigueur au sein de nombreux États.

Un Président qui ne respecterait pas la Constitution peut théoriquement faire l’objet d’une procédure d’impeachment.  

Un Président qui ne respecterait pas la Constitution peut théoriquement faire l’objet d’une procédure d’impeachment. L’article 2 de la Constitution des États-Unis, traitant du Président, dispose dans sa section 4 que « le président, le vice-président et tous les fonctionnaires civils des États-Unis seront destitués de leurs charges sur mise en accusation et condamnation pour trahison, corruption ou autres crimes et délits majeurs ». L’impeachment est voté par la Chambre des représentants et correspond à une procédure d’inculpation, le procès ayant lieu devant le Sénat. La décision de culpabilité ne peut être acquise qu’à la majorité des deux tiers (soit soixante-sept des cent sénateurs). Devant le Sénat se déroule un procès contradictoire proche de la procédure pénale ordinaire. L’accusé est représenté par un ou plusieurs avocats, et toutes les garanties constitutionnelles des droits de la défense s’appliquent, à l’exception du prononcé de la culpabilité à l’unanimité d’un jury de douze personnes, remplacé par le vote des deux tiers des sénateurs. 

En cas de jugement du Président des États-Unis, le Président de la Cour suprême préside les débats. Le droit de grâce du Président ne peut pas s’appliquer aux cas d’impeachment. L’impeachment est destiné à mettre en cause la responsabilité pénale individuelle du titulaire d’un siège gouvernemental, et non une responsabilité politique. Le Congrès est cependant amené à apprécier l’opportunité politique des poursuites et de la condamnation. 

Depuis 1787, la Chambre des représentants des États-Unis n’a voté la mise en accusation que dix-sept fois, sur un peu plus de soixante procédures lancées. Seules quatre procédures ont concerné des présidents : Andrew Johnson, Bill Clinton et Donald Trump (deux fois). Dans ces quatre cas, les présidents ont été acquittés par le Sénat, où leur majorité les a soutenus. La chambre avait commencé les travaux visant à mettre en accusation Richard Nixon, mais la procédure a été abandonnée après sa démission en 1974, la seule d’un président des États-Unis. Jusqu’à présent, les Présidents ont bénéficié d’une immunité de la part du Congrès. 

Concernant Donald Trump, la procédure d’impeachment intervenue après le coup de force du 6 janvier 2021 a eu lieu après son départ de la présidence. Les sénateurs ont considéré que ce dossier relevait des tribunaux ordinaires et non du Congrès. 

Le Président des États-Unis a-t-il la possibilité de devenir un dictateur ?

L’équipe de Donald Trump estime que les Présidents ne peuvent pas être poursuivis durant l’exercice de leurs fonctions officielles. Cette position, si elle s’avérait être reconnue par la Cour Suprême, constituerait évidemment une menace pour la démocratie américaine. Le caractère de plus en plus partisan du système politique américain rend la procédure de destitution de plus en plus caduque. 

Compte tenu des prérogatives du Congrès, du poids du pouvoir judiciaire et de la presse, le Président des États-Unis a-t-il la possibilité de devenir un dictateur ? Selon le Brennan Center, un groupe de réflexion de l’Université de New York, le Président aurait la possibilité, en proclamant l’urgence, d’agir à sa guise dans plus de 135 domaines. Il peut juridiquement geler les comptes bancaires des Américains ou, en vertu d’une loi datant de 1942, interdire l’accès Internet, ce qui serait assez difficile à mettre en œuvre en pratique. 

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En temps de guerre, les pouvoirs d’urgence ont été utilisés pour fermer des journaux (sous Woodrow Wilson), pour suspendre le droit à un procès (Franklin Roosevelt) ou pour justifier la surveillance des Américains et la torture des étrangers (George W. Bush). 

En théorie, le Congrès est censé réexaminer et éventuellement révoquer les déclarations d’urgence du Président après six ou douze mois. En pratique, il est facile de restreindre les pouvoirs du Congrès. Actuellement, le Congrès a accordé les pleins pouvoirs au Président dans plus de 40 situations. Ces transferts de compétences datent, pour certaines d’entre-elles, de plus d’une décennie. Dans la grande majorité des cas, ils concernent des situations où l’État fédéral a besoin de réagir rapidement comme en cas de catastrophe naturelle.

Détourner les pouvoirs d’urgence

Il est néanmoins possible de détourner les pouvoirs d’urgence comme l’a fait Donald Trump pour ordonner la construction du mur à la frontière avec le Mexique ou Joe Biden pour annuler la dette étudiante. Cette annulation a représenté une dépense de 0,6 % du PIB. 

Si ces pouvoirs d’urgence ne permettent pas au Président de s’affranchir des lois, il pourrait, en revanche, le faire en recourant à la loi martiale (Insurrection Act). La dernière fois que la loi martiale a été déclarée, c’était à Cambridge, dans le Maryland, en 1963, pour apaiser les troubles après qu’un responsable d’un cinéma ait forcé les cinéphiles noirs à s’asseoir dans les dernières rangées du balcon. La Garde nationale du Maryland a été contrainte de rester un an dans la ville. En vertu de cette loi datant de 1807, le président dispose du pouvoir de déployer l’armée ou la marine en cas de soulèvement national ou quand la loi fédérale est bafouée. Donald Trump a hésité à utiliser cette loi lors des manifestations occasionnées par la mort de George Floyd. Le principal frein au recours à l’Insurrection Act est le ministère de la Défense qui rechigne à s’impliquer dans la vie des citoyens américains. 

La répétition des crises contribue au renforcement du pouvoir central, aux États-Unis comme ailleurs. Durant l’épidémie de covid, en 2020, les gouvernements ont pris des mesures, en urgence, qui attentaient aux libertés individuelles au nom de la protection des citoyens. Ils ont dépensé sans compter pour soutenir les ménages et les entreprises. Comme après les conflits militaires d’importance, l’administration éprouve des difficultés à abandonner les prérogatives acquises dans le feu de l’action. 

La survenue de nouvelles crises comme la guerre en Ukraine ne favorise pas, par ailleurs, le retour à la situation ante. La lutte contre les émissions des gaz à effet de serre ou contre l’immigration illégale sont autant de sujets qui incitent le pouvoir central à intervenir. Si l’absence de consensus est une source de blocage au niveau des parlements, elle permet aux gouvernements de légitimer le recours à des mesures d’urgence. En France, sous la IVe République, faute de majorité stable, les gouvernements dirigeaient en recourant aux décrets d’urgence obtenus dans le cadre de lois cadres. L’autoritarisme d’un régime provient bien souvent de l’impuissance des autres pouvoirs d’exercer leur rôle.

Auteur/Autrice

  • Philippe Crevel

    Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.

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