La Russie comme l’Iran ou la Corée du Nord font l’objet d’un blocus commercial et financier de grande ampleur par les Occidentaux. Le nombre de sanctions a connu ces dernières années une croissance exponentielle. Il est passé de moins de 200 dans les années 1970 à plus de 800 en 2022. Ces dernières semaines, l’Union européenne comme les États-Unis ont adopté de nouvelles mesures visant à restreindre les échanges avec la Russie. Les entreprises chinoises commerçant avec cette dernière pourront être désormais sanctionnées. Plus de 500 personnes et organisations ont rajoutées à celles soumises à des restrictions économiques et financières par les États-Unis après la mort d’Alexeï Navalny. L’application de ces sanctions se révèle néanmoins de plus en plus complexe, les moyens pour les contourner étant nombreux.
Selon la direction du Trésor américain, le Hezbollah a réussi à se financer en vendant des œuvres d’art et des pierres précieuses grâce à des galeries en Côte d’Ivoire, à des family offices aux Émirats arabes unis et à des sociétés écrans à Hong Kong. Ce mouvement disposerait également de comptes bancaires aux États-Unis.
Punir certains responsables et pénaliser l’économie
Les sanctions sont de multiples natures. Elles visent tout à la fois à punir certains responsables des pays ciblés et à pénaliser l’économie. Des dirigeants politiques ou des chefs d’entreprises sont ainsi interdits de déplacement en Occident et leurs actifs financiers ont été gelés. Des embargos ont été institués afin d’éviter que des biens fabriqués par les Occidentaux puissent contribuer à l’effort de guerre par exemple de la Russie. Il est ainsi interdit aux entreprises américaines ou européennes d’exporter tout ce qui pourrait être réutilisé par l’armée russe, depuis les drones jusqu’aux roulements à billes.
Les restrictions à l’importation de matières premières ou le plafonnement des prix du baril de pétrole russe à 60 dollars ont comme objectifs d’affaiblir l’économie. Des mesures ont été prises à l’encontre des établissements financiers afin de compliquer les relations commerciales des pays incriminés. Les réserves des banques centrales russes en Europe (la moitié de leur total) ont été gelées, 80 % de ses banques sont soumises à des sanctions et sept sont bloquées sur Swift, un des principaux services de messagerie bancaire utilisé pour effectuer des transactions.
Le contournement des sanctions
Cet arsenal juridique, économique et financier comporte de nombreuses failles. La complexification des relations commerciales et financières facilite le contournement des sanctions. En soi ce phénomène n’est pas nouveau, Napoléon avait connu la même mésaventure avec l’instauration de son blocus continental contre l’Angleterre. L’efficacité des sanctions commerciales européennes et américaines est réduite par la non-adhésion des pays dits non-alignés. Ces 120 pays dont le Brésil et l’Inde représentaient 38 % du PIB mondial en 2022. Ils disposent de cinq places financières figurant parmi les vingt plus importantes du monde.
Les responsables du Brésil, de l’Inde et du Mexique ont clairement exprimé leur refus de participer à la guerre économique occidentale engagée peu après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Le porte-parole indonésien pour les affaires étrangères a fait de même. Les interdictions d’importation de matières premières sont globalement ignorées par les pays non alignés ce qui a permis à la Russie d’accroître, en 2023, son excédent de la balance des paiements courants.
Malgré le plafonnement du baril de pétrole russe à 60 dollars, de nombreux pays ont accepté de le payer plus cher. Le Brésil, la Chine et l’Inde ont accru leurs achats depuis le début de la guerre en Ukraine. Les Émirats arabes unis et la Turquie ont importé du pétrole russe à faible prix pour un usage domestique, réservant leur production à l’exportation. En 2022, la Chine, l’Inde, Singapour, la Turquie et les Émirats arabes unis ont importé ensemble 50 milliards de dollars de pétrole de plus en provenance de Russie qu’en 2021. L’Union européenne a accru ses importations de brut en provenance de ces pays de plus de 20 milliards de dollars. La Russie n’est pas entravée et les pays du Golfe ont augmenté leurs recettes au détriment des pays occidentaux. L’Iran qui logiquement est soumis à des quotas d’exportations stricts a réussi à les dépasser sans problème en 2023 en vendant un montant record de pétrole.
Les pays d’Asie centrale plaques tournantes du trafic de biens technologiques
La Russie qui fait logiquement l’objet d’un embargo strict en ce qui concerne les biens de haute technologie, arrive néanmoins à s’en procurer. En 2023, elle aurait ainsi acheté pour plus d’un milliard de dollars de microprocesseurs américains, taïwanais ou coréens. La moitié du matériel militaire assemblé par la Russie l’année dernière contenait de la technologie occidentale. Les pays de l’Asie centrale sont devenus les plaques tournantes du trafic de biens technologiques. Les exportations de ces biens en provenance de l’Europe ont plus que doublé entre 2021 et 2023. Les services de logistiques dans cette région ont connu une croissance de 20 % en 2023.
Pour éviter le contournement des sanctions, les États-Unis appliquent avec de plus en plus de sévérité la règle de l’extraterritorialité permettant de poursuivre des entreprises d’autres pays qui contreviennent aux sanctions. Des mesures ont été ainsi prises à l’encontre de banques qui aidaient à faire passer clandestinement de la technologie militaire en Russie. Selon Bloomberg, deux institutions financières publiques chinoises ont été contraintes de refuser des paiements russes pour l’achat de biens interdits. Si elles n’avaient pas obtempéré, elles risquaient de perdre leur accès au marché américain. Il en est de même pour des transporteurs maritimes.
Dubaï, Hong Kong et Sao Paolo
Pour contrer les Occidentaux, les Russes ont réagi. Ils ont ainsi proposé aux armateurs de les assurer pour leur permettre de transporter du pétrole russe ayant été acheté au-dessus des 60 dollars le baril réglementaire. La flotte assurée par la Russie transporte désormais 75 % des expéditions de pétrole de ce pays. Pour les opérations financières, les Russes comme les Iraniens passent par des pays accommodants comme les Émirats arabes unis. La place financière de Dubaï connaît une forte croissance depuis une dizaine d’années en accueillant notamment des capitaux russes. D’autres places comme Hong Kong et São Paulo sont également dynamiques en matière de recyclage de capitaux logiquement soumis à sanction. De nombreux pays tiers participent à des systèmes de paiement fondés sur le rouble et le yuan. Les Émirats arabes unis et la Russie se sont associés pour travailler sur un système de paiement régulé par Dubaï. L’Indonésie participe aux essais de la monnaie numérique internationale chinoise qui a vocation à supplanter le dollar.
Les pays sanctionnés continuent à recourir au dollar et à l’euro en se jouant des mesures prises
Les banques centrales occidentales suivent de près cette initiative qui pourrait modifier en profondeur les systèmes de paiement. Le recours à la blockchain pourrait priver les banques commerciales d’une grande partie de leurs missions d’intermédiation et de contrôle. Pour le moment, le dollar et l’euro continuent à dominer le système financier. Le dollar est de loin la première monnaie de réserve. Son poids n’a pas baissé depuis trois ans. Il s’est même renforcé en bénéficiant de son rôle de valeur refuge. Les pays sanctionnés continuent à recourir au dollar et à l’euro en se jouant des mesures prises.
La complexité des sanctions qui comportent de nombreuses exceptions ou dérogations permet de les contourner. Les politiques d’aides humanitaires sont ainsi utilisées pour la vente de produits agricoles. Selon The Economist, la banque allemande Varengold est accusée d’avoir financé les Gardiens de la révolution iraniens sous couvert d’une aide alimentaire.
Des entreprises russes pour échapper aux mesures de rétorsions occidentales ont créé de nombreuses filiales dans des pays tiers. Plus de mille ont été ainsi créées en Turquie depuis 2022 et 500 aux Émirats arabes unis avec fréquemment la présence dans les conseils d’administration d’occidentaux.
Entreprises turques, singapouriennes et émiriennes
Les zones franches permettent la réalisation de montages financiers complexes. En 2022, un réseau d’entreprises basé à Singapour a été sanctionné pour avoir facilité le transfert de plusieurs milliards de dollars provenant de la vente de pétrole iranien. Ce transfert a été rendu possible par l’intervention d’entreprises turques, singapouriennes et émiriennes qui ont réussi à placer en dollars les sommes dans des banques américaines. Ces montages sont facilités par l’attitude complaisante de certains gouvernements comme ceux de l’Indonésie, la Turque ou des Émirats arabes unis. L’Union européenne ou les États-Unis ne sont pas prêts à entrer en confrontation directe avec ces derniers compte tenu de leur rôle géopolitique.
La politique des sanctions a ses limites
Les Occidentaux manquent, par ailleurs, de moyens pour contrôler les flux financiers illégaux. Pour retrouver les propriétaires d’un compte opérant sur les marchés soumis à sanction, les coûts ont été multipliés par dix en dix ans. Les montages peuvent compter plus de trente sociétés écrans réparties sur toute la planète.
Le durcissement de la politique des sanctions a ses limites. Les mesures de contrôle de plus en plus envahissantes pourraient inciter un nombre croissant d’États à se détourner du dollar ou de l’euro. L’essor des monnaies digitales pourrait permettre aux pays émergents de bâtir, à faibles coûts, un système financier indépendant.
Les blocus commerciaux sont vieux comme le monde et leurs résultats à travers les siècles ambigus. Ils nécessitent du temps or, en politique, le temps est une valeur rare. Ils exigent qu’ils soient respectés ce qui n’est que rarement le cas. Ils ne peuvent pas suffire à eux seuls à régler les conflits. En Afrique du Sud, au temps de l’apartheid, des sanctions se sont appliquées pendant près de trente ans, de 1962 à 1991. La fin de l’apartheid tient peut-être avant tout à l’intelligence de Nelson Mandela et de Frederik de Klerk plutôt qu’à l’efficacité des sanctions.
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Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.
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