La bataille des octets ou le nouvel art de la guerre

La bataille des octets ou le nouvel art de la guerre

Chaque seconde, 29 000 Giga-octets sont publiés en ligne dans le monde, soit l’équivalent de 20 000 films. Depuis 2010, la quantité de données disponibles a été multipliée par plus de 100. Les principaux réseaux sociaux reçoivent la visite de plus de 1,8 milliard de personnes par jour qui consultent, émettent ou republient des informations. 

En sociologie, les données sont appelées des évidences, servant de fondement à des inférences, fruits du raisonnement humain. Par leur caractère intangible, certaines inférences sont susceptibles d’être considérées comme des évidences. Or, depuis quelques années, cet univers cartésien a explosé. Les fausses informations pullulent et ont bien souvent plus de forces que celles qui sont certifiées. Les inférences sont par nature toutes égales entre elles et ne sauraient s’imposer à qui que ce soit. Évidences et inférences sont ouvertes à toutes les ingérences au nom de multiples causes. L’expert est détrôné car la connaissance et l’expérience n’ont plus de signification comme l’a prouvé l’épidémie de covid.

Les États autoritaires sont devenus experts dans la création de fausses données

Les États autoritaires sont devenus experts dans la création de fausses données et de fausses analyses pour manipuler ou déstabiliser les opinions. Internet, en raison de l’importance qu’il a prise, s’est transformé en terrain d’affrontement entre les États. 

À travers l’histoire, les moyens de la guerre épousent les évolutions économiques, sociales et scientifiques des sociétés. Les mutations sociologiques ne sont pas sans influence sur l’art de la guerre. Les guerres révolutionnaires et napoléoniennes ont été marquées par la conscription de masse, rendue possible par l’augmentation de la population ainsi que par le mouvement des troupes sur longue distance avec le développement de la logistique. Si la guerre s’est longtemps résumée à des batailles, à compter du XVIIIe siècle, elle devient globale. La frontière entre militaires et civils s’estompe au point que les seconds sont les principales victimes des conflits. La guerre de 14-18 est la première à être profondément industrielle avec le recours à des armes produits à la chaîne comme les canons, les bombes, les chars. La chimie comme industrie est tristement mise à contribution. Sur les champs de bataille qui s’étalent sur des milliers de kilomètres, les militaires s’inspirent de l’organisation des usines avec la mobilisation en masse des ouvriers et des paysans. 

La Seconde Guerre mondiale est celle de l’énergie (indispensable pour l’aviation, les chars, les transports sur longue distance des troupes et du matériel). Guerre totale, elle se conclut par le largage de deux bombes nucléaires à Hiroshima et Nagasaki. La maîtrise des ondes et de l’imagerie (radar, sonar), devient cruciale.

bataille des octets
©Stockadobe - photo illustration

Gérer à distance un nombre croissant d’armes

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les techniques de l’information et de la communication ont révolutionné la vie courante de milliards de personnes. Elles offrent la possibilité de gérer à distance un nombre croissant d’armes, missiles, drones, robots, etc. Durant des années, les guerres asymétriques ont masqué la puissance des modifications technologiques. Le conflit entre l’Ukraine et la Russie, deux États industriels, est tout à la fois traditionnel avec son lot de tranchées dignes de 14-18 et numérique avec notamment l’emploi des drones. 

Le nouvel art de la guerre combine violences physiques et virtuelles ; violences visibles, avec malheureusement ses morts et ses destructions, invisibles à travers le vol de données, la pénétration des systèmes informatiques sensibles et la manipulation des opinions voire des élections

Face aux évolutions de l’art militaire, les démocraties ont tendance à réagir avec retard car elles reposent sur une gestion pacifique des conflits. Elles récusent la montée aux extrêmes. Les atteintes aux libertés sont vécues, à juste titre, comme des régressions. 

L’égal accès des opinions sur Internet, sur les réseaux sociaux – y compris à celles des ennemis de la démocratie et à celles fondamentalement erronées – est aujourd’hui considéré comme intangible. Si la notion de l’économie de guerre a été remise à l’honneur depuis le début de la crise sanitaire, elle ne saurait concerner l’information.

La proposition de loi visant à supprimer l’anonymat a été rejetée

Dans le passé, les gouvernements se montraient bien moins tolérants en contrôlant le contenu de la presse. Aujourd’hui, sous couvert d’anonymat, l’internaute a la possibilité de diffamer, de répandre des mensonges voire d’appeler au meurtre sans qu’aucune sanction ne lui soit infligée. 

La proposition de loi visant à supprimer cet anonymat a été rejetée par l’Assemblée nationale au nom de la liberté, étrange liberté, celle qui aboutit à nuire à autrui. 

Avec l’intelligence artificielle, les facultés de création de données, de textes, de photos, de vidéos et de leur diffusion sont multipliées tout comme le risque de manipulation et d’ingérence. Toute technique est potentiellement duale. Le nucléaire offre tout à la fois la possibilité de produire en grande quantité de l’énergie, de détruire toute forme de vie humaine et, du même coup, de dissuader le camp adverse d’en faire usage. La recherche sur les virus permet la mise au point de vaccins ou d’armes virales. Le numérique n’échappe pas à la règle. 

Aujourd’hui, les tensions entre grandes puissances, en particulier entre la Chine et les États-Unis, rendent complexes l’élaboration d’un code multilatéral d’utilisation des nouvelles techniques de l’information et de la communication. Pour autant, à l’image de ce qui a été réalisé dans le passé en matière maritime ou de commerce, celui-ci apparaît indispensable pour éviter une guerre globale de l’information.

Auteur/Autrice

  • Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.

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