Alors qu’un sommet pour l’action va se tenir à Paris les 10 et 11 février, l’intelligence artificielle est désormais au centre de toutes les attentions. Et si le droit et l’innovation sont parfois présentés comme opposés, entre les deux ça bouillonne pour permettre à l’un de se rapprocher de l’autre ! Divers rapports sont publiés pour étudier cette question. Sénateur des Français établis hors de France, Christophe Frassa vient d’ailleurs de publier ses travaux. Sa réflexion porte, entre autres, sur le lien entre « l’intelligence artificielle générative et les métiers du droit ». Lesfrançais.press a interrogé le parlementaire pour qu’il partage son constat et ses propositions dans ce domaine.
L’IA : un facteur d’amélioration ?
C’est plutôt classique, quand une nouvelle technologie émerge : les questionnements sont nombreux. Libertés fondamentales, peur d’être remplacé, peur sur l’emploi, les craintes ne manquent pas. Fort heureusement, l’intelligence artificielle génère également de nombreux espoirs : celle de nous prêter main-forte, pour nous concentrer sur ce qu’il y aurait de plus “humain” en nous. Ou autrement dit, un outil pour s’économiser, face aux tâches les moins plaisantes, ou les plus répétitives. Ce qui est sûr, c’est qu’il est impossible de définir un pronostic certain.
« L’intelligence artificielle générative devrait constituer un facteur d’amélioration des conditions d’exercice des métiers du droit. »
Christophe-André Frassa, sénateur LR
Entre technophiles et technophobes, de nombreux rapports et études tentent de mesurer les progrès apportés par l’IA, de celle des risques et problèmes nouveaux à régler. Rapport de la commission de l’intelligence artificielle remis en mars par une commission de l’intelligence artificielle, rapport de la Cour des comptes sur le recours à l’IA par le ministère de l’économie et des finances, rapport auprès de du conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique. Mais aussi, un rapport sénatorial intitulé « l’intelligence artificielle générative et les métiers du droit : agir plutôt que subir », remis en décembre. (Lire le rapport ici)
Christophe-André Frassa, sénateur Les Républicains (LR) représentant les Français établis hors de France, a copiloté la publication de ce document avec Marie-Pierre de la Gontrie, sénatrice socialiste (PS). Le sénateur en tire l’enseignement que « contrairement à ce que l’on entend ça et là, l’intelligence artificielle générative devrait constituer un facteur d’amélioration des conditions d’exercice des métiers du droit ». Pour lui, « ces algorithmes accomplissent avec une célérité incomparable des tâches aussi chronophages qu’essentielles à la pratique du droit – qu’il s’agisse des recherches documentaires, de la rédaction de documents standardisés ou de la synthèse de corpus volumineux ». L’idée est donc de permettre aux professionnels « de la productivité, et, partant, de se concentrer sur l’essence de leur profession ».
Risques et opportunités du numérique dans la justice ?
Néanmoins, prévient le parlementaire, « l’intelligence artificielle générative entraînera des effets vertueux uniquement si les professionnels du droit s’y adaptent », et c’est là où le bât blesse.
« Il convient donc d’agir pour écarter le risque qu’une rupture technologique duale s’instaure au sein de chaque métier du droit et entre les différentes professions juridiques »
Christophe-André Frassa, sénateur LR
En effet, constate-t-il, « les éditeurs juridiques et les entreprises du secteur de la legaltech ont développé des outils performants, mais ces derniers n’ont pas encore été largement adoptés. Au-delà, l’adaptation des différents métiers du droit à cette technologie apparaît inégale ». Ainsi, Christophe-André Frassa fait le constat de « difficultés de la justice dans le domaine du numérique, désormais bien documentées », qui « engendrent un retard préoccupant en matière d’intelligence artificielle générative ».
Pour le sénateur, « il convient donc d’agir pour écarter qu’une rupture technologique duale s’instaure au sein de chaque métier du droit et entre les différentes professions juridiques ». Aussi, les propositions de son rapport “visent à assurer le bon usage et la diffusion homogène de cette technologie”.
« Si le train de l’innovation s’achemine dans la bonne direction, nous souhaiterions toutefois qu’il prenne un peu de vitesse. »
Christophe-André Frassa, sénateur LR
À ce titre, il salue le fait que les « différentes écoles de formation adaptent progressivement leurs enseignements à l’affirmation de la technologie, et que le barreau de Paris offre aux cabinets d’un à deux avocats un accès gratuit à un outil d’intelligence artificielle générative ». Mais aussi que « le gouvernement investisse les différents volets de cette politique publique », ce dont témoigne, selon lui, l’organisation du sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle qui se tient les 10 et 11 février à Paris.
Les enjeux de souveraineté liés aux données d’entraînement
Pour le sénateur, le « train » de l’innovation va dans le bon sens, mais doit « prendre un peu de vitesse », face à “une véritable rupture technologique”. Enfin, il évoque les « enjeux de souveraineté, directement liés aux jeux de données sur lesquels cette technologie repose ». Ainsi, « l’hégémonie actuelle des solutions étatsuniennes affermira la place de la langue anglaise et de la common law dans le monde, au détriment de la francophonie et du droit continental. Il est donc primordial de favoriser l’émergence d’entreprises françaises dans ce secteur », explique-t-il.
« Pour éviter l’hégémonie de la langue anglaise et de la common low (…) Il est donc primordial de favoriser l’émergence d’entreprises françaises dans ce secteur. »
Christophe-André Frassa, sénateur LR
Il pointe ici la question des données d’entraînement. Le rapport préconise donc de « promouvoir au niveau international notre modèle et notre culture juridique continentale, avec des LLM (large language models) entraînés sur nos données de droit civi », tout en évoquant les risques d’ « hallucinations ou de biais algorithmiques » propres à l’intelligence artificielle générative. Autrement dit, des risques d’erreurs propres à la machine.
Un contexte international bouillonnant
Ces dernières années, l’irruption de l’IA chinoise DeepSeek, décrite comme un moment “Spoutnik” pour les États-Unis, a relancé la compétition internationale sur le sujet. Donald Trump a annoncé, deux jours après son investiture, le lancement d’un plan dédié à l’IA nommé “Stargate”. 100 milliards investis immédiatement, et jusqu’à 500 pendant quatre ans, destinés à financer des data center géants.
Alors que Trump a abrogé un décret que Biden avait promulgué pour mettre des garde-fous éthiques au développement de l’intelligence artificielle, la réglementation européenne sur ce sujet vint de rentrer en vigueur. En effet, en matière de réglementation, l’Europe a œuvré, notamment à travers l’AI Act (règlement sur l’intelligence artificielle). Hasard du calendrier, les premières mesures issues de l’AI Act ou Règlement sur l’intelligence artificielle, viennent d’entrer en vigueur le 2 février. Celui-ci exige, parmi de nombreuses autres obligations, que chaque État membre de l’UE désigne une autorité veillant au respect en matière de protection des droits fondamentaux et de non-discrimination, en ce qui concerne l’usage de systèmes d’IA dit à haut risque. Par exemple, des applications concernant la biométrie, l’emploi, la répression, ou encore l’éducation et la formation professionnelle.
Si un adage bien connu dit qu’aux États-Unis on innove tandis qu’en Europe on réglemente, un autre dit que si le service est gratuit, c’est peut-être que c’est vous le produit… Si les deux formules ont sans doute leur part de vérité, il restera à savoir si le sommet de l’IA organisé par la France (après deux précédents sommets en Royaume-Uni et en Corée) permettra vraiment de discuter de ces enjeux, au-delà des effets d’annonce. Et si l’on veut élargir le spectre de la réflexion, on pourra aussi s’intéresser au contre-sommet proposé par le philosophe Eric Sadin, et qui se tiendra également le 10 février, à la Bourse du travail de Paris. Entre ces deux visions, ça bouillonne aussi !
Auteur/Autrice
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Etienne Antelme est journaliste indépendant. Après un parcours de formation en sociologie, ses centres d'intérêt et son envie d'écrire l'ont amené vers le journalisme. Avec comme points d'ancrage principaux la culture, les multiples "mondes" du travail, ou encore l'économie sociale et solidaire, il écrit pour différents médias web et print.
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