Injustices : un mauvais juge vaut mieux qu’un bon tyran

Injustices : un mauvais juge vaut mieux qu’un bon tyran

Dix ambassadeurs (dont celui de France) ont été déclarés personnae non gratae en Turquie pour avoir réclamé la libération d’un opposant emprisonné sans jugement[1]. L’Ambassadeur de France en Biélorussie a lui aussi été expulsé pour avoir défendu une militante emprisonnée. On dira qu’on ne fait pas de la bonne diplomatie avec de bons sentiments. En fait-on vraiment avec de mauvais ?

En Algérie, une militante du Hirak[2] a été condamnée à deux ans de prison pour « atteinte à l’Islam ». Elle l’avait déjà été pour « atteinte à la personne du Président de la République ». Equilibrisme: le frère du défunt Président, l’ex-tout puissant Saïd, a lui aussi été condamné -entre autres peines- pour « avoir entravé le bon déroulement de la justice ». Les juges algériens ont le sens de l’humour. On dira qu’ils caressent toujours dans le sens  du poil gouvernemental.

On ne fait pas de la bonne diplomatie avec de bons sentiments. En fait-on vraiment avec de mauvais ?

Inversement, au Liban, le juge chargé de l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth est militairement menacé : Les milices du Hezbollah et d’Amal sont venues le chercher. Le Palais de Justice a été défendu par des snipers des Forces libanaises. La guerre civile pointe son nez. En Haïti, le juge chargé de l’enquête sur l’assassinat du Président menace le Premier ministre qui veut le démettre, tandis que les gangs font la loi.

Parfois, héroïsme ou vantardise, la préoccupation des juges est de mettre les politiques au pas.

La première préoccupation d’un pouvoir est de mettre les juges au pas. Parfois, héroïsme ou vantardise, la préoccupation des juges est de mettre les politiques au pas.

Au Brésil, démocratie fragile, Bolsonaro se voit accusé de « crimes contre l’humanité »  en raison de l’épidémie. Le conflit entre le Tribunal Suprême et le Président se tend, l’un menaçant l’autre. Lula fut envoyé en prison par des juges, qui plus tard, infirmèrent leur jugement. Qui jugera les juges ?

En France aussi, la ministre de la santé est traduite devant les juges pour la gestion de la pandémie. On attend les convocations  subséquentes du Premier ministre et du Président. En France toujours, l’Etat est condamné pour son manque d’action dans la lutte contre le réchauffement climatique[3]. L’Etat se condamne à payer des amendes à l’Etat, ce qui va plus loin que la justice administrative habituelle qui n’avait jusque là que de garantir le citoyen contre l’Etat.

A Luxembourg, les juges européens condamnent la France pour ne pas appliquer le droit du travail à l’armée, ce que la Cour Européenne des Droits de l’Homme avait déjà condamné il y a plusieurs années pour ne pas y autoriser les syndicats. Au Luxembourg encore, la Cour de Justice annule un accord international entre l’Union Européenne et le Maroc, reconnaissant de fait le Front Polisario, contrairement à la diplomatie de l’UE.

En Pologne, Le Tribunal Constitutionnel affirme que les lois européennes ne sont pas, dans la hiérarchie des normes, supérieures au droit polonais, ce qui remet en cause l’édifice européen.

La Russie l’avait déjà dit concernant la Cour européenne des Droits de l’homme, comme la Turquie. Les juges y sont purgés et bien dressés. C’est ce penchant que reproche la Commission à la Pologne, l’écarte d’un « standard » démocratique. Réaction de la Commission, réaction polonaise, tout s’enchaine.

Dérive des juges et dérive supranationale

Deux questions : y-a-t-il une dérive des juges, antidémocratique ? Est–elle particulièrement illégitime dans un droit supranational ?

Le droit européen, celui de la Cour de Justice, de la CEDH, ne menacent-ils pas la « souveraineté juridique »  des états, des nations, celle de la France, de la Pologne, comme, plus loin, celles de la Turquie ou de la Russie ?

Juger est la première fonction royale, sacerdotale, civile, civique. Du code d’Hammourabi au code civil en passant par la Bible et la common law, une communauté politique se fonde sur une idée commune du droit et de la Justice. C’est vrai, petit à petit, s’ébauche un droit européen,  un socle commun établi sur des traités, notamment la Convention Européenne des Droits de l’homme, mais pas seulement. Une révolution juridique est sans doute à l’œuvre en Europe. Ce droit « supranational », grandement inspiré par la France,  devient le droit fondamental de centaines de millions de citoyens. Est ce un mal ?  Des normes mondiales de protection des droits sont en train de se constituer : droits politiques, mais aussi droits des femmes ; droit de propriété, mais aussi droit de l’Internet. Laïcité, bioéthique, migration : le droit se fonde sur des principes dégagés de notre histoire, celle de l’Europe, et cherche à irriguer la planète. Si tel est le gouvernement des juges, tant mieux.

Il  faut alors veiller au choix des juges plus encore qu’au choix des législateurs. Au Etats-Unis, les Procureurs (comme les shérifs) sont élus : L’actuelle Vice-Présidente Kamala Harris fit sa carrière comme Procureur en Californie.

Défendre les Cours malgré les mauvais magistrats, comme défendre la démocratie malgré de médiocres élus.

Le pouvoir n’aime pas partager. Aucun pouvoir. C’est sa nature. Il faut toujours défendre la justice contre le pouvoir, quelles que soient la faiblesse, la pauvreté, morale ou matérielle, des juges. Défendre les Cours malgré les mauvais magistrats, comme on défend la démocratie malgré de médiocres élus, et les principes universels contre les droits nationaux.

Souvent les juges sont à peine juges, ou le sont en fonction de critères très politiques. Le droit l’est tout autant. Le vouloir purement national c’est défendre, plus que l’intérêt national, celui du gouvernement du moment.

Le droit n’est pas que national. Bien sûr, les principes « universels » s’adaptent : La Cour Européenne des Droits de l’Homme a introduit dans son préambule  une référence au principe de subsidiarité et à la notion de la « marge d’appréciation dont disposent les États[4] ». 

L’État, hélas, ce n’est pas toujours, la justice ; plutôt sa captation. « L’État a interdit à l’individu l’usage de l’injustice non parce qu’il veut l’abolir mais parce qu’il veut en avoir le monopole, comme du sel et  du tabac. » psychanalysait Freud.

Le pouvoir considère en tout citoyen le délinquant qui s’ignore. Ce travers vient vite, ne s’est-il pas propagé à la vitesse du virus et des confinements ?

Les dérives des juges s’appuient généralement sur les dérives des textes adoptés par les gouvernements et les Parlements. L’interprétation parfois curieuse, abusive, des tribunaux, ou les interventions des juges dans la sphère politique sont réelles. Ils choquent parce que l’on attend des juges une intégrité intellectuelle, morale, sans doute impossible. Au lieu de revenir en arrière, sur le droit international, le droit européen, ou le pouvoir des juges, avancer au contraire vers un meilleur contrôle des juges- non par les gouvernements, mais par d’autres juges, élus plutôt que nommés.

Laurent Dominati

A. Ambassadeur de France

A. Député de Paris

Président de la société éditrice du site « Lesfrancais.press »


[1]Le Canada, la France, la Finlande, le Danemark, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Nouvelle-Zélande, la Norvège, la Suède et les Etats-Unis ont appelé à un « règlement juste et rapide de l’affaire » Osman Kavala, emprisonné depuis quatre ans sans jugement. En décembre 2019, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) avait ordonné sa « libération immédiate ».

[2] Amira Bouraoui

[3] Le 14 octobre, le tribunal administratif de Paris a enjoint l’Etat de compenser le dépassement de son budget carbone « au 31 décembre 2022, au plus tard ».

[4] Modification introduite lors de la réforme de la CEDH à la Conférence de Brighton en 2012, par le Protocole n°15. J’y représentais la France. L’ensemble de la réforme de la Cour fut le résultat du travail fondamental du Président de la CEDH d’alors, Jean Paul Costa, second Français à présider la Cour après son fondateur, le Prix Nobel René Cassin.

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