De New York à la Bourgogne, immersion au cœur des vendanges

De New York à la Bourgogne, immersion au cœur des vendanges

Le clos Pré de Manche à Meursault est pour moi un lieu envoûtant, à l’instar du vin de Bourgogne. C’est la première fois de ma vie que je me retrouve, sécateur et seau à la main, avec une mission simple : couper du raisin. C’est un dimanche matin, je n’ai jamais vendangé, pourtant c’est quelque chose que je rêve de faire depuis des années.

New York : la ville des contrastes

Avant d’arriver ici, il y a eu un long voyage. Au début de l’été, je saturais de ma vie new-yorkaise, je l’exécrais même. Aller en France n’était pas un simple objectif estival comme pour de nombreux expatriés : c’était une nécessité, un besoin vital de partir, de me déconnecter, de vider mon esprit et de laisser derrière moi cette ville qui me happait, qui me vidait plus qu’elle ne me nourrissait. J’avais besoin de sortir d’un environnement dans lequel je ne me sentais plus en phase et d’un pays qui me donnait de plus en plus la nausée. New York est une ville que j’ai aimée sans forcément la choisir, elle m’a été imposée au début des années 2010.

Au début, j’y voyais une beauté cachée, son énergie me happait, tout était possible. Puis, je n’y ai plus vu de couleurs, elle est devenue grise, sans âme. Dans les rues, je nentendais plus que des cris. Dans mon univers professionnel et personnel, je n’entendais plus que des conversations de levées de fonds, de valorisations et d’exits. Autour de moi, ça parlait séries A, séries B, SPACs, M&A, roll-ups et rachats stratégiques. Les uns s’inquiétaient de leur runway et de leur cash burn, d’autres négociaient des earn-outs, des clauses de vesting ou des due diligence express. Les « scale-ups » se rêvaient licornes et les investisseurs ne juraient que par le churn rate et le lifetime value. Je ne lisais plus qu’une obsession de croissance, de consolidation et de deals, et je n’y voyais plus qu’une course épuisante et déshumanisée à l’argent, loin de tout ce qui me nourrit vraiment. Loin de ce qui fait sens pour moi. Loin de qui je suis. Avant l’été, je me sentais comme une nageuse qui n’arrivait plus à reprendre son souffle.

J’avais besoin de retrouver un rythme plus simple, un contact direct avec la nature, la vie, le présent. J’avais besoin de respirer, de me reconnecter avec la terre, la pluie, le soleil. J’avais besoin d’humanité et de sensibilité. Je ne pensais même pas à ma Provence natale, non, j’étais littéralement aimantée par la Côte dOr.

Et j’ai eu mille fois raison !

Mes premiers pas dans les vignes de Bourgogne

Avant les vendanges, je suffoquais dans le rythme incessant de New York : notifications, emails qui n’en finissaient pas, iPhone toujours en alerte. Je n’entendais plus de musique, seulement le bourdonnement insupportable des clims de l’Upper West Side et les cris des passants. Je déteste les cris. Mais ici, les pieds enfoncés dans le sol bourguignon, tout change. Mon téléphone reste des heures dans mon vieux sac à dos d’étudiante, jeté dans l’une des voitures qui transportent la vingtaine de vendangeurs dans les vignes de Meursault, Volnay ou Monthélie, des noms à se damner. Je ne consulte plus mes emails et ai désactivé toutes mes notifications. Mon téléphone ne me sert plus qu’à donner l’heure et à prendre des photos, activité que j’avais abandonnée depuis trop longtemps.

Ancienne maison de vignerons à Meursault
Ancienne maison de vignerons à Meursault ©️LFP/Rachel Brunet

Ce qui me surprend le plus, c’est de constater que je ne pense à rien d’autre qu’aux grappes de raisin à couper, au seau de plus en plus lourd à porter, à mes reins en compote, ou encore à la concentration nécessaire pour ne pas me couper les doigts. Le sécateur peut parfois être un outil dangereux… Et pourtant, chaque douleur est pleine de sens. Dans les rangs, je me sens enfin alignée, un sentiment que je n’avais plus éprouvé depuis belle lurette.

Ce qui m’interpelle encore davantage, c’est d’être capable de vivre pleinement dans l’instant présent, de savourer chaque minute, chaque rire, chaque coupure même, sans penser à demain, sans penser à autre chose qu’à ce que je fais, ce que je vis et ce que je partage.

Et quand on me demande quel est mon métier et d’où je viens, je me sens étrangère à la réponse que je donne. « Je suis journaliste et je vis à New York »… J’ai l’impression de parler de quelqu’un d’autre, tant cette vérité m’échappe, et je ne peux m’empêcher de comparer mon sentiment d’être terriblement vivante dans les vignes à celui d’être complètement éteinte à New York. Ce sale sentiment de ne plus rien ressentir.

Les vendanges en Bourgogne, une immersion sensorielle

Justement, les vendanges sont une expérience, de mon point de vue, sensorielles. Il y a d’abord le bruit : le murmure de la nature, le chant des oiseaux, le vent dans les feuilles, entrecoupé des rires et des blagues des autres vendangeurs. Parfois, il y a aussi de la musique. Puis viennent les sons du travail lui-même : le clic précis des sécateurs, le fracas des grappes tombant dans les hottes des porteurs, le bruit des bottes qui collent à la boue. Chaque geste à son rythme, chaque bruit participe à cette orchestration quotidienne, mêlant énergie humaine et harmonie de la nature. Et dans cette immersion sensorielle, je découvre aussi la richesse humaine autour de moi.

Meursault Les Tessons
Meursault Les Tessons ©️LFP/Rachel Brunet

Il y a ensuite l’odeur : celle de la terre et des feuilles, qui change selon les jours de soleil, de vent ou de pluie. Les cuveries du village exhalent le parfum du raisin fraîchement pressé enveloppant Meursault d’une douceur singulière. La seule senteur synthétique que je respire reste celle de ma crème solaire. Le toucher et les sensations physiques racontent aussi la vie dans la vigne : les griffures sur les avant-bras, la peau chauffée par le soleil, les reins et les cuisses mis à l’épreuve, les mains effeuillant les vignes pour saisir les grappes. La rosée matinale qui trempe les bras entiers, le ressort du sécateur qui se fait la malle — parce que, bien sûr, le sécateur pourri, c’est toujours pour ma pomme — chaque geste me ramène ici, à ce moment précis, au cœur de la nature, entièrement présente, entièrement vivante.

Et mes yeux s’y perdent : la lumière changeante du matin ou du soir sur les rangs de vignes, le vert profond des feuilles, la couleur intense des grappes mûres, les collines ondulantes et les villages au loin. Mon regard se nourrit de cette beauté naturelle, sans artifices : un véritable spectacle vivant.

Paulée au Domaine Mikulski
Paulée au Domaine Mikulski ©️LFP/Rachel Brunet

Enfin, il y a le goût : celui du raisin fraîchement cueilli, sucré et juteux, qui restitue toute l’intensité de la terre et du soleil. Et puis, le soir venu, la vraie récompense : le vin ou le crémant partagé avec ma cousine, autour de conversations profondes ou légères, ponctuées de rires ou de confidences. Ces instants, simples mais précieux, prennent une valeur immense pour moi qui vis depuis trop longtemps à 6000 kilomètres de ma famille et de mes amis. Parfois, on se retrouve aussi avec les autres vendangeurs autour d’une bière, ou lors de quelques dîners chaleureux, où les échanges sont vrais et spontanés. Ici, tout a le goût de la vie !

Du domaine Boigelot au domaine Mikulski, que je remercie sincèrement de m’avoir accueillie, j’ai rencontré des gens extraordinaires de tous âges et de tous horizons, il y avait même une autre expatriée. Chacun avait ses motivations : le travail, la découverte, lambiance, la curiosité ou simplement la déconnexion. Beaucoup d’ailleurs posent des congés pour participer à cette expérience humaine, et je les comprends tellement. Au-delà des parcours et des raisons d’être là, je suis convaincue qu’un point commun nous unit tous : un amour profond pour la nature, pour la vie, pour la vigne. Une passion partagée qui crée une énergie singulière.

Certes, le vin de Bourgogne n’échappe pas à la logique du marché. Les grands crus ne sont pas seulement des plaisirs de terroir : ce sont des produits dexportation, des symboles de prestige qui circulent sur les places internationales. Derrière chaque bouteille, derrière chaque cru, il y a des négociants, des stratégies de prix, des quotas réservés aux marchés asiatiques ou américains. C’est une industrie, avec ses filières, ses appellations protégées, ses réseaux d’intermédiaires et ses enchères qui affolent les collectionneurs. Le vin, même quand il se pare d’authenticité et de tradition, reste un secteur où se brassent des millions d’euros, un business où la rareté et la réputation se transforment en valeur marchande. En 2023, près de 87 millions de bouteilles ont été exportées, générant un chiffre daffaires de plus dun milliard deuros, selon le site Vins de Bourgogne. Aussi, durant les vendanges chaque domaine s’inquiète du nombre de tonneaux que leur vignoble va remplir. Parce qu’il y a une réalité aussi belle que cruelle : c’est la nature qui décide ! Il parait que cette année, elle n’a pas été très généreuse.

Les vendanges, une aventure humaine au cœur des vignes

Au-delà de la dimension commerciale, pour moi, chaque geste dans la vigne reste profondément humain et vivant. Participer aux vendanges a été un moment où tout semblait juste à sa place. La nature, décisionnaire et silencieuse, et nous, simples témoins et acteurs à la fois, à la merci d’une averse ou d’un rayon de soleil, d’un pied de vigne fourni ou avare. Chaque geste, chaque rire, chaque mot me rappellent combien la vie peut être pure, jolie, simple. Pourquoi ma vie quotidienne ne ressemble-t-elle pas davantage à cela ?

Ici, l’humain et la nature coexistent dans une simplicité désarmante, loin du bruit et de la frénésie, et tout paraît clair, lumineux, profondément vivant. J’ai conscience, en tant que citadine, de m’émerveiller du quotidien de la vigne, mais je me demande comment deux semaines à peine, parmi les rangs et les grappes, peuvent bouleverser le regard que je porte sur sa propre vie.

Meursault Genevrières
Meursault Genevrières ©️LFP/Rachel Brunet

Participer aux vendanges a aussi changé mon regard sur le vin.  Avant, j’en avais surtout une approche de consommatrice, sensible à l’étiquette ou au terroir ; après plusieurs jours dans les rangs de vignes du Domaine Boigelot et du Domaine Mikulski, j’ai découvert le cœur vivant du processus. Cueillir les grappes, voir les équipes s’affairer avec précision à la cuverie m’a permis de mesurer tout ce qu’il y a d’humain, de savoir-faire et d’attention derrière chaque bouteille. Cest stimulant de se dire qu’à ma petite échelle, jai contribué à l’élaboration de vins qui seront dégustés, partagés et célébrés, en France comme à l’étranger. Cette expérience m’a donné une conscience nouvelle de ce qu’il y a dans un flacon puis dans un verre : un paysage, une histoire, un savoir-faire, des mains et du cœur.

Si l’introspection peut être sans fin, on met toujours un point final aux vendanges. Ma dernière journée commence sur une immense parcelle d’aligoté, la seule du domaine Mikulski qui produit davantage de Chardonnay. C’est un mardi. Dès 7h30, l’étendue interminable des rangs me serre la gorge. Tout est plus difficile ce jour-là. Pas à cause du travail, mais parce que je sais que c’est la fin. Toute la matinée, je lutte. Les rangs semblent mesurer ma tristesse. J’avance lentement, comme pour retenir ce moment avant qu’il ne disparaisse.

L’après-midi, je coupe ma dernière grappe. Pour certains vendangeurs, c’est la libération, la fin d’une dizaine de jours intenses. Pour moi, c’est la fin d’un moment précieux. Traditionnellement, au Domaine Mikulski, une fois la dernière grappe cueillie, les vendangeurs se déguisent, chantent et dansent dans les rues de Meursault. Moi, je reste à l’écart, trop envahie par la tristesse pour enfiler un costume ou faire semblant de m’amuser.

Meursault en Côte d'Or
Meursault (Côte d'Or) ©️LFP/Rachel Brunet

Pourtant, cette émotion se mêle à une immense gratitude parce que même si dans les vignes je ne pensais à rien d’autre qu’à ce que j’étais en train de faire, les trajets en voiture entre vignes et domaine, les matins, les soirées, les couchés et les levés ont été des moments d’introspection, de réflexion sur ma vie en général. J’ai pu poser mon esprit et mesurer ce que je voulais vraiment, ce avec quoi je suis parfaitement alignée. Tout l’intérêt de la vie réside là : comprendre et accepter ce qui fait sens pour soi, indépendamment de ce que la société attend de nous.  

J’ai quitté les vignes bourguignonnes mais ce que j’y ai vécu continue de résonner en moi. Et je sens encore la terre, la rosée et les feuilles sur mes bras et mes mains, comme si ces moments s’étaient imprimés sur ma peau. Henry Miller l’exprimait magnifiquement à Anaïs Nin : « Je suis reparti avec des morceaux de toi collés sur ma peau. »

Auteur/Autrice

  • Rachel Brunet

    Rachel Brunet est une journaliste française installée à New York depuis 13 ans. Après un début de carrière dans la presse économique à Paris, elle a rejoint la presse francophone aux États-Unis. Elle défend une information rigoureuse et une analyse exigeante de l’actualité.

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