Quand Georges W. Bush tenta de convaincre Jacques Chirac de le suivre contre l’Irak, il lui parla de Gog et Magog. Avant de s’incarner en Irak, Gog et Magog avaient enfilé tous les costumes possibles, des Goths aux Mongols, bien au-delà du mythe d’Ézéchiel. Gog et Magog, c’est l’Apocalypse, la lutte du bien et du mal, avec Jérusalem pour enjeu, ou plutôt l’humanité. Avec une ruse : la plupart seront trompés, ils choisiront le mauvais camp, celui du Mal, en croyant choisir celui du bien. Selon le Coran, un sur cent seulement sera sauvé. Chacun voit Gog à sa porte. Chacun devine le jugement dernier, et chacun connaît l’arme fatale, ni feu ni acier : le mensonge. À Tianjin, l’empereur du Milieu dénonce l’Occident devant les membres de l’OCS, qui regroupe 42 % de la population mondiale, 25 % du PIB et 40 % des émissions de CO2. L’Occident est-il le mal ? Est-ce la fin du monde ou seulement celle de l’empire occidental, comme le proclament Xi Jinping et ses amis ? Tous sont dans le même bateau. À moins que ce ne soient les Occidentaux qui tombent à l’eau.
L’Occident décline, comme le soleil, depuis toujours : il est La Décadence.
« Pince-mi et Pince-moi sont dans un bateau. Pince-mi tombe à l’eau. Qu’est ce qui reste ? » « Pince-moi » répond l’enfant, pincé. En anglais, la blague met en scène Adam et Ève: la chute. L’Occident décline, comme le soleil, depuis toujours : il est La Décadence. N’importe quelle date est une année de crise depuis l’âge du bronze. Le christianisme est une religion de la chute, la Chrétienté le royaume des pêcheurs, des maudits. Ce n’est le cas d’aucune autre civilisation. L’Occident se repent par nature, coupable par principe, sinon à quoi bon le confessionnal, les intellectuels et les psychanalystes. Coupable encore d’avoir perverti ces belles civilisations qui opposaient à ce mouvement continu : la chute, mouvement qu’on appelle aussi progrès. Dans l’immobile quiétude de l’ordre, Inde, Chine, Perse, cavaliers de steppes ou paysans andins ne dérangent ni le Cosmos ni le Maître.
Là, toute critique du pouvoir abîme l’ordre des choses. Un désaccord politique, faute morale, rend le monde instable, à l’usine, l’armée, l’école, la famille.
« En Chine, on ne fait pas la distinction entre l'aspect moral et l'aspect intellectuel. Si vous considérez que votre adversaire est un suppôt du démon, vous avez tendance à l'envoyer au bagne. »
André Malraux, Assemblée nationale. 12 mai 1976
Les Annales de Chine répètent les mêmes évènements année après année. Les changements se révèlent par omission. Si tel prince n’est plus cité c’est qu’il a été exécuté. Si telle récolte n’est plus dite foisonnante, c’est que la famine a sévi. En Occident, l’histoire, au contraire, magnifie les crises. Choisir une date en Occident revient à piocher dans une fresque de l’enfer. Qui ment le plus ?
Une association de malfaiteurs serait l’alternative heureuse à l’Occident décadent ?
À Tianjin, Xi Ping défie à l’Occident. La Chine devient la tortue cosmophore sur laquelle peut reposer le monde, quand l’Occident le trouble. Xi donne le baiser de paix à ses compagnons : Poutine, Kim Jung Un, Loukachenko, les Khans du Kazakhstan, du Kirghizistan, de l’Ouzbékistan, du Pakistan, du Tadjikistan. À Modi aussi, l’anti-Gandhi, poussé dans ses bras par Trump le malin. Et à Ebrahim Raïssi, venu d’Iran, où le record d’exécutions capitales a été dépassé : 800 pendaisons. Erdogan et Fico, toujours fiers de servir un maître, cajolent Washington, Moscou ou Pékin. Sur la photo ne manquait qu’Assad le narco, Maduro et quelques autres. Une association de malfaiteurs serait l’alternative heureuse à l’Occident décadent ?
Comme les États-Unis abandonnent les règles du droit international, leurs alliances ; l’Occident n’est plus.
Possible, pour le plus grand bonheur de l’humanité. Elle n’aura plus à se plaindre. Dans ces pays, on ne se plaint pas, on remercie. Ces représentants de la moitié de l’humanité peuvent-ils constituer un front ? Comme les États-Unis abandonnent le monde, ignorent les règles du droit international, leurs alliances, leur parole, leurs idéaux ; l’Occident n’est plus. Xi Jinping se trompe : il n’y aura pas de nouvelle guerre froide. Et même s’il fait tout pour armer la Russie, qui sans lui, serait à terre, comme l’Ukraine le serait sans les Européens.
Si les Européens ont à lutter sur trois fronts : Russie, les États-Unis, Chine, ils ne peuvent plus avoir les automatismes des positions américaines. Les intérêts, les atouts, divergent. L’affaire de l’Ukraine, en d’autres temps, aurait déjà été réglée. L’Europe se couche, n’a pas son mot à dire ? C’est l’inverse : Pour la première fois l’Europe agit seule. Incroyable ! La Commission, malgré les menaces, inflige une amende de 3 milliards à Google. Ursula von der Leyen affirme que l’UE enverra des soldats en Ukraine, au-delà de ses compétences ! Merz et Macron l’ont remise gentiment à sa place. Avec Starmer, ils ont entraîné 26 pays de la « Coalition des volontaires » à s’engager pour déployer des forces en Ukraine. Évidemment, Poutine n’en veut pas. Trump non plus, ce pour quoi il tergiverse.
Pour la première fois l’Europe agit seule. Incroyable !
Preuve que l’Europe existe, les Iraniens l’ont rencontré. À Doha, Kaja Kallas négocie le dossier nucléaire iranien. Les bombes de Trump, sans suivi politique, n’ont rien réglé. France et Allemagne sont derrière. Il y a un autre chemin que ceux de Trump et Netanyahou. C’est une force d’en avoir plusieurs.
L’Amérique n’est plus le seul Occident, ce qui rendra la tâche de la Chine plus difficile. Comment s’attaquer à un concept flou ? L’Europe attire l’Inde, l’Indonésie, la Malaisie, le Brésil. Le Mercosur, malgré le lobby français, en est la preuve. (Comment dénoncer le protectionnisme américain et vanter le protectionnisme français ?). Quand on regarde la liste des pays qui défile la Chine, un trait commun les rassemble, plus que la dictature, la corruption.
La guerre en Ukraine a pour cause profonde la contestation du régime à la russe : un système dominé par le partage de la richesse entre membres du gang oligarchique. Exemple à châtier, l’Ukraine a échappé à ce système, avec la fuite de Ianoukovitch (un ancien voleur, protégé de Poutine). Les régimes russes, chinois, biélorusses, nord-coréens, kazakhs, ouzbeks, iraniens sont de la même veine.
Les peuples, quand l’occasion s’en présente, abandonnent les souverains. Les régimes s’effondrent.
Si l’impérialisme occidental a connu tant de succès, c’était par l’effondrement interne des régimes. Qui a défendu monarques, sultans et empereurs ? Les peuples, quand l’occasion s’en présente, abandonnent les souverains. Les régimes s’effondrent. Le principal moteur du dégoût, c’est la corruption, pire que l’impôt, l’inégalité, ou l’absence de liberté.
La Chine a conclu sa fête par un défilé militaire, le 3 septembre, jour de la victoire de la seconde guerre mondiale. Comme c’est curieux : Pourquoi ne pas avoir invité les libérateurs américains ? Hier, ils étaient ensemble contre le Japon. Aujourd’hui, Chine et États-Unis incarnent les Gog et Magog de l’autre.
Chaque pays peut avoir son Gog. Sauf quand le pays refuse qu’en son sein s’installe la toute-puissance du souverain
Gog est le souverain, Magog le pays. Chaque pays peut avoir son Gog. Sauf quand le pays refuse qu’en son sein s’installe la toute-puissance du souverain. C’est la question posée aux États-Unis, c’est l’avantage des Européens. Pour éviter la chute, il faut préserver les équilibres, éviter qu’un pouvoir trop puissant, à l’extérieur ou à l’intérieur, ne devienne insupportable. Il chuterait sous son propre poids ; avec un effet d’entraînement, sur les voisins, forcément. Savoir supporter un pincement, sans tomber à l’eau. « Pince-Moi. » Que Gog et Magog tombent à l’eau !
Laurent Dominati
a. Ambassadeur de France
a. Député de Paris
Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press et de l’app de paiement des expatriés France Pay
Auteur/Autrice
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Député de Paris de 1993 à 2002, Ambassadeur au Honduras de 2007 à 2010, puis au Conseil de l'Europe de 2010 à 2013, il a fondé le media lesfrancais.press dont il est le Président.
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