La démocratie perd des batailles, jamais la guerre

La démocratie perd des batailles, jamais la guerre

« Le capital, c’est foutu. La Cinquième, c’est foutu. Le PC, c’est foutu. La société de consommation, c’est fini tout ça, c’est foutu. Les bagnoles, foutu. » C’était en 1972, dans « L’aventure, c’est l’aventure », de Lelouch. Depuis, l’URSS s’est effondrée, Internet a remplacé le papier carbone, et chatGPT le Petit Livre rouge. Ce qui n’empêche personne de répéter : « Le capital, c’est foutu, la Cinquième, c’est foutu, les bagnoles, c’est foutu ». Alors la démocratie est foutue, vraiment ?

À Cuba, autre mythe révolutionnaire triste et tragique, s’est tenu le sommet du G77, qui regroupe 134 pays (qui n’en comptait que 77 lorsqu’il a été fondé, du temps de la guerre froide). Cette fois, il s’agissait, avec la Chine, de dénoncer « l’ordre économique mondial injuste ». Écho direct au dernier sommet des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud, élargi à l’Arabie saoudite, l’Argentine, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie et l’Iran). La prochaine Assemblée générale des Nations Unies, en décembre, sera un concert de reproches contre l’Occident prédateur, l’annonce de sa chute, la fin de sa domination financière, économique, morale (mais profondément immorale). Tout cela approuvé, abreuvé par une grande partie de l’Occident lui-même. 

Personne n’a en tête un modèle qui pourrait rivaliser avec la démocratie libérale

De grands intellectuels, dirigeants, éditorialistes, démographes, économistes, philosophes, annoncent ce déclin, plus gravement encore, la fin de la « parenthèse démocratique », les uns avec délectation, les autres dans l’amertume. « Les États-Unis, c’est foutu. L’Europe, c’est foutu. La démocratie, c’est foutu ». 

Le G77 peut bien représenter plus de la moitié de l’humanité, les Brics appeler à une autre monnaie que le dollar, personne, dans aucun pays, n’a en tête un modèle qui pourrait rivaliser avec la démocratie libérale, son système économique et social. 

Une étude de l’Open Society, réalisée dans 30 pays auprès de 36.000 personnes, révèle que 86% des personnes interrogées disent vouloir vivre dans une démocratie. Soit : en Égypte, au Bangladesh, en Russie, en Arabie saoudite, les partisans d’un régime autoritaire sont plus nombreux qu’ailleurs. La police y veille. Mais que démontrent depuis plus d’un an les femmes iraniennes dans une théocratie assassine, corrompue, qui prônait une révolution mondiale que personne ne veut imiter ?

Quels sont les pays dont les valeurs sont privilégiées ? Pas selon les dirigeants, association de malfaiteurs qui ont pris le pouvoir par la force et s’y maintiennent par la corruption : dans le groupe des 77, dans ces porte-paroles du « sud global », qui trouve-t-on, sinon des tyranneaux qui exploitent leur peuple ? Les pays dont les valeurs sont privilégiées à travers le monde par les « vraies gens » sont donc : les États-Unis (29%), le Royaume-Uni (27%), la France (20%), la Chine (15%), la Russie (12%).

Si le succès économique chinois fascine, alliant autoritarisme et richesse, si la Russie étonne, alliant pauvreté et force, les pays modèles sont bel et bien les « démocraties occidentales ». 

Il n’y a pas de contre-modèles chinois, russe, iranien. Il n’y a pas d’équivalent à ce qu’était le communisme, ou, avant la guerre, le fascisme. Ni rêve chaviste, ni retour néofasciste (six millions de Vénézuéliens ont fui, « la Meloni » italienne voudrait maintenant « plus d’Europe » pour contrôler l’immigration.)

Le président cubain Miguel Diaz Canel (L) s’exprime lors de la session inaugurale du Sommet G77+Chine au Palais des Congrès de La Havane le 15 septembre 2023. © Adalberto Roque, AFP

86% des personnes affirment vouloir vivre dans une démocratie

Soit : la Chine, l’Inde, le Brésil, ces géants menacent l’hégémonie économique de l’ouest. La puissance financière, la puissance d’innovation, les nouveaux monstres technologiques, sont en majorité à l’ouest. Les investissements plus encore.

Soit : au-dessus des pauvres humains, les nuages de la crise climatique condamnent le système consumériste. Mais déjà, le « Sud global » pollue bien plus que le Nord, la courbe entre la production historique cumulée des pays du nord et celle des pays du sud va s’inverser très vite, si elle ne l’est déjà. Qui, d’ailleurs, fait des efforts pour la transition énergétique, sinon les pays du nord ? Qui freine ? Les pays du sud veulent être aidés ? Qui sont les premiers contributeurs de l’aide internationale ? Peu importe. Qui aura investi dans les technologies énergétiques qui aboliront la dépendance du « Nord » par rapport au « Sud » ? La vraie lutte est là. 

Les sociétés les plus égalitaires sont au nord, les plus inégalitaires, dans ce sud global, soumis à des régimes prévaricateurs.

En dessous aussi, le déchirement guetterait, à cause des inégalités. À ceci près que les sociétés les plus égalitaires sont au nord, les plus inégalitaires, dans ce « Sud global », soumis à des régimes prévaricateurs. Car le vrai drame est là : ces dirigeants qui parlent au nom de leur peuple maintiennent des systèmes policiers dont les premières victimes sont les peuples qu’ils dirigent. 

La mondialisation a permis en 20 ans de faire passer l’extrême pauvreté de 30% de la population mondiale à 9%. Chaque jour, 180.000 personnes sortent de la misère. Ce sont les pauvres qui veulent la mondialisation des échanges, l’ouverture des marchés et les riches, qui, désormais, prônent le protectionnisme. À tort, car on n’est jamais riche tout seul, et parce que la richesse du voisin augmente la mienne. 

Chaque décennie, l’Occident s’invente de nouvelles peurs : hier la submersion islamique. S’il y a un danger qui viendrait des pays musulmans, c’est plutôt celui de la désagrégation que celui de l’invasion : ce que l’on voit dans l’Afrique sahélienne, en Libye, en Syrie, au Yémen, au Liban, peut arriver ailleurs. On l’a vu en Algérie. La révolution digitale est incompatible avec la théocratie religieuse. Elle l’est avec tout régime policier. 

La mondialisation a permis en 20 ans de faire passer l’extrême pauvreté de 30% de la population mondiale à 9%.

Quelles sont alors les vraies menaces ? Elles ne sont pas extérieures, elles sont internes. 

Le premier ennemi de la démocratie, c’est la démagogie. L’idée que le pouvoir est là pour régler tous les problèmes. « Je vais vous protéger » dit le démagogue ou « Je vous rendrai moins pauvre par la dette ou en prenant aux riches ». En Suisse on est pauvre à 4400 euros, seuil de richesse en France. Il y a trente ans, le niveau moyen des salaires était identique. Les Suisses auraient-ils taxé les riches pour donner aux pauvres ? La démagogie puise plus loin ; elle se nourrit du nationalisme. 

Étendre le domaine d’intervention du pouvoir : en résulte l’affolement du droit contre la justice

Ce qui conduit, plutôt qu’à la société de confiance, à la société de peur. L’état de peur, plutôt que l’Etat de droit : la maladie, la guerre, le climat, les Chinois, la finance internationale, la violence au coin de la rue, l’immigration sauvage : toutes ces peurs, bien relatives quand on regarde cinquante ou soixante-quinze ans en arrière, n’ont qu’un effet : étendre le domaine d’intervention du pouvoir, sa boulimie, augmenter le nombre de lois. En résulte l’affolement du droit contre la justice. 

Quand le sentiment d’injustice triomphe, la confiance en l’État disparaît. Et la confiance dans l’ensemble du système politique s’étiole.

Le débat n’est plus entre le public et le privé, mais entre le droit des États, le droit des citoyens et le droit des normes mondiales.

La nouvelle économie mondiale, la révolution digitale, qui transforme tous les métiers, transformera aussi la nature du pouvoir politique. Cette génération inventera l’État du XXIe siècle. Le débat n’est donc plus entre le public et le privé, mais entre le droit des États, le droit des citoyens et le droit des normes mondiales. Enjeu passionnant. 

La digitalisation du monde (de chacun) permet de nouveaux contrôles, elle doit donner de nouvelles libertés, de nouvelles transparences, exigences démocratiques, partages de décisions.

Il est certain que les démocraties perdront des batailles. Il ne faut pas sous-estimer les dangers, mais encore moins la capacité de les vaincre. Qui aurait dit que les Ukrainiens pouvaient l’emporter face aux Russes ? 

Cette parenthèse démocratique, qui dure depuis deux siècles, a gagné la bataille contre l’esclavage, contre la faim, contre la maladie, a déclaré, pour la première fois dans l’histoire du monde, l’égalité de droit entre les femmes et les hommes. Les systèmes démocratiques ont vaincu les totalitarismes, ont emporté deux guerres mondiales, ont renoncé à l’impérialisme colonial, promu le droit international, fait partager des principes universels. S’il y a eu des fautes, des reculs, des défaites, jamais les démocraties n’ont été vaincues, ni par les armes, ni, plus important encore, par un autre modèle qui ruinerait la liberté. 

Les démocraties n’ont pas gagné toutes les batailles, mais elles ont gagné toutes les guerres. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de menaces. Parce qu’il n’y a pas de démocratie sans démocrates. 

Laurent Dominati
Laurent Dominati

Laurent Dominati

a. Ambassadeur de France

a. Député de Paris

Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press

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