L’Etat n’a pas été créé pour protéger les citoyens mais pour les contraindre. C’est ce que l’on entend par « monopole de la violence légitime ». Par une perversion de ce besoin de légitimité, l’Etat en est venu, aussi, à défendre les citoyens. D’où ce que l’on appelle « état de droit ». Ce raccourci permet de mieux comprendre l’actualité récente : La justice espagnole a permis à Carles Puigdemont, le leader indépendantiste catalan, de se présenter aux élections européennes du 26 mai prochain. Après l’avoir contraint à l’exil et emprisonné d’autres élus indépendantistes. Elle craignait un recours devant la justice européenne. Elle a bien fait.
Emprisonner des élus parce qu’ils ont organisé un référendum illégal est une mauvaise politique, qui s’est traduite par un renforcement de l’indépendantisme catalan aux dernières élections. Reconnaitre un droit européen qui garantit les droits des citoyens, est un atout considérable de l’Europe et des citoyens face aux Etats. Cela ne veut pas dire que l’Europe est favorable à l’indépendance de la Catalogne, elle a plutôt prouvé le contraire, tout simplement parce qu’elle reste une création des Etats. Mais elle renforce l’état de droit dans chaque Etat, c’est-à-dire la soumission de l’Etat au droit, et notamment des droits des citoyens. Cela n’est pas toujours simple. Ni en Espagne, ni en Hongrie, ni en Pologne, ni en Bulgarie, ni en Roumanie … ni en France. Le Conseil constitutionnel a heureusement censuré dernièrement une disposition de la loi anti casseurs qui aurait permis aux préfets d’interdire de manifestation certaines personnes. On connait cela en Azerbaïdjan et en Russie. L’Etat est assez fort, s’il est bien dirigé, pour éviter les débordements. Ce n’est pas la loi qui est faible, c’est la pratique, et le commandement.
De ces turbulences, de ces contestations qui ici et là prenne le tour de revendications indépendantistes, en Espagne, mais aussi en Italie ou en Ecosse, de ces demandes d’Etat forts en Hongrie ou en Pologne, de ces Jacqueries, en France, peut-on conclure à la crise de la démocratie ou à celle de l’Etat ? Evidemment. Mais connait-on des périodes pendant lesquelles les démocraties ne furent pas en crise ? Et connait-on des périodes où les Etats ne furent pas contestés? L’Histoire récente de l’Europe, avec ses soixante millions de morts sur le dernier siècle, suffirait à s’en convaincre, sans avoir besoin d’y ajouter les guerres civiles de Chine, des Indes, de Russie, d’Afrique, etc.
Toute vie politique n’est que gestion de crise. Celles que nous vivons sont d’autant plus passionnantes qu’elles promettent non de sanglantes victoires mais de nouveaux horizons : l’Europe est le continent où la primauté du droit peut l’emporter sur les abus de pouvoir, où la démocratie, toujours imparfaite, peut amortir et régler les conflits, où les intérêts nationaux peuvent être surmontés par des solidarités obligés.
L’Espagne, le Portugal, la Grèce, l’Irlande revivent. Douloureux, mais pas si mal. La crise de la démocratie en Europe, la crise de l’Etat nation, la crise de l’Europe, c’est angoissant, inquiétant, mais à y bien regarder, c’est aussi une chance. Les Etats n’ont plus le droit de faire n’importe quoi, ni de la monnaie, ni de la police, ni du droit. Enfin, presque.
On rétorquera que cela n’empêche pas les fonctionnaires de Bruxelles de faire n’importe quoi. C’est parfois vrai. C’est oublier qu’ils ont sous surveillance des … Etats. En fait, on n’évite jamais les erreurs et les outrecuidances du pouvoir, national et européen, que par les interstices provoqués par les contre pouvoirs.
L’Europe n’est pas que la mise en commun de politiques communes, elle n’est pas qu’un grand marché, elle est une harmonisation des droits, une zone d’élaboration progressive de l’état de droit. C’est pourquoi les accords de libre échange, les réglementations sur internet, les droits d’auteurs, les normes techniques sont aussi importantes. Face aux autres grands ensembles, Etats-Unis, Chine, Russie (si c’est encore un grand ensemble), Inde (si elle le devient), la fabrique du droit est un atout plutôt qu’une faiblesse. L’Europe ne sera pas un super Etat. Personne n’en veut. Ni super impôt, ni super armée, ni super budget. Mais elle peut être cette zone de droit stable et cohérent qui permet justice et stabilité. L’Etat du droit, en somme. Si l’Europe devenait la source du droit mondial, faudrait-il s’en plaindre ?
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