États critiques

États critiques

Comment détruire un pays ? À la différence des éruptions volcaniques, les catastrophes politiques sont prévisibles. Personne n’est étonné qu’Haïti sombre. Depuis le tremblement de terre de 2010 (300.000 morts), malgré une aide internationale de dizaines de milliards de dollars, volée, il n’y a plus d’élections, plus de gouvernement légitime, les gangs contrôlent 80% de la capitale. Sa voisine, la Républicaine dominicaine semble un paradis. Au XXème siècle, les niveaux de vie étaient équivalents. Aujourd’hui, le PIB par habitant est six fois plus important en République dominicaine, l’espérance de vie y est de dix années plus longue (73 ans). Haïti, pays le plus pauvre d’Amérique, est au-delà d’un « état critique ».

Comment détruire un pays ?

Cuba coule. La police politique n’est plus ce qu’elle était : Pour la première fois depuis la Révolution, les Cubains osent crier dans la rue : « Nous avons faim ». Neuf habitants sur dix vivent sous le seuil de pauvreté. Les Cubains manquent de tout, même de sucre. L’essence a augmenté de 500%, l’électricité est régulièrement coupée, la prostitution est générale. «Même nos prostituées sont passées par l’université », ironisait Castro, qui menait pourtant la chasse aux « trois P » : « Prostituées, Proxénètes, Pédés ». Dire qu’il y a des wokistes avec des tee-shirts « Che Guevara ». Plus personne ne rit. Les Cubains fuient: 4% de la population a émigré en trois ans.

Au Pérou, l’Etat, déliquescent, n’est plus qu’un butin appauvri, déchiré entre clans rivaux sous les couleurs corrompues de la gauche radicale ou de la droite radicale. En Equateur, pays d’accueil de nombreux réfugiés colombiens, vénézuéliens, haïtiens ou cubains, l’état d’urgence est en vigueur depuis le 8 janvier. L’évasion d’un narcotrafiquant a provoqué des émeutes, l’enlèvement de 200 policiers, le déploiement de l’armée. Le Président a déclaré le pays en état de « conflit armé interne ». Équateur, Pérou, Colombie sont des royaumes en feuilles de coca.

Le Venezuela, ancien pays riche, abandonné par six millions de Vénézuéliens, menace d’annexer une partie du Surinam. Qui l’en empêcherait, sinon l’incurie de sa propre armée, gangrenée par la corruption ? L’inflation, 75%, a baissé : elle était à plus de 100%.

« Notre pays est aujourd’hui un pays en agonie, un grand malade dans un état comateux.»

En Argentine, l’inflation a chuté de moitié. Elle avait dépassé les 270%, balayant les péronistes au pouvoir depuis des lustres, et laissé la voie libre à Javier Mileï. Il applique une purge brutale : Fin des subventions, fermetures de centres sociaux, licenciement de fonctionnaires. Selon le nouveau gouvernement la moitié ne travaille pas, et seuls 2500 centres d’aide sociale sur les 95.000 recensés fonctionnent. Le reste serait fictif ou volé. Mileï a été élu parce que l’Argentine a été pillée. Étonnant que la démocratie ait tenu.

Javier Mileï le 01 mars 2024 ©JUAN MABROMATA / AFP

En Afrique, du Niger au Soudan, de la Centrafrique à l’Éthiopie, les armées soi-disant « nationales », avec ou sans milices ou mercenaires, enlèvent, pillent, tuent. Chacun tente de se barricader. Maroc, Algérie, Tunisie ferment leurs portes aux migrants, l’Afrique du Sud construit un mur face au Mozambique. L’Afrique du Sud, première économie d’Afrique, première démocratie, est gangrenée par la corruption, la violence, le chômage. Le Zimbabwe, en crise inflationniste permanente (55% pour le seul mois de mars), lance une nouvelle monnaie, le ZIG. L’ancienne, (la ZAG ?) a perdu 100% de sa valeur en un an face au dollar américain.

Au Congo, dépecé par les mercenaires, les rebelles et le Rwanda voisin (alors que la France multiplie de lamentables complaisances avec le criminel Kagamé), le cardinal Ambongo prêche dans le désert : « Notre pays est aujourd’hui un pays en agonie, un grand malade dans un état comateux.»

Les capacités de résistance existent, partout.  

Faut-il évoquer la Syrie, le Yémen, le Liban ? Plus proche de nous, la Turquie est ruinée par l’inflation : 68% officiellement, 120% officieusement. La politique erratique de grandeur d’Erdogan a rétréci la Turquie. Son agressivité a fini de mobiliser des troupes épuisées par une politique économique aberrante : l’opposition a remporté les élections municipales. Là encore, un miracle que la démocratie tienne, malgré les prisons.

Bien d’autres pays sont dans des états critiques plus ou moins avancés, plus ou moins prévisibles. La Russie, Etat fort, à cause de sa guerre, de la gabegie générale, de la promotion des criminels au sommet, se trouve peu à peu embourbée dans un désastre structurel qui pourrait la plonger dans la situation qu’a connue l’Urss.

Après la corruption, la guerre est le chemin du désastre. Israël, engagé dans une guerre sans espoir, privé peu à peu de soutien, divisé, sape ses propres fondements. Compte tenu du nombre de ses ennemis, il se met en danger.

Les capacités de résistance existent, partout. Et les systèmes démocratiques résistent mieux que les autres.  La corruption y a ses limites, la démagogie, finalement, aussi. Vient un moment où Les gens en ont assez de payer les promesses irréalistes. La Grèce en est l’exemple, mais aussi l’Irlande, le Portugal, l’Espagne, proches de la catastrophe après la crise financière.

La dette inquiète, la guerre cogne à la porte

Les révolutions politiques viennent des pillages internes, corruption ou inflation, et de la guerre. En Europe, continent le plus stable de la planète, la dette inquiète, la guerre cogne à la porte. La France, compte tenu de sa fragilité financière, de la facilité d’un décrochage, doit prendre garde. Une crise arrivera, tôt ou tard. La France serait-elle en état d’y résister ? Il y a la solidarité européenne, mais jusqu’où ? La moitié des Français votent pour des partis antieuropéens.

Cette carte établie par le FMI classe les pays en fonction de leur taux d’endettement en 2024 – source FMI

Il y a bien sûr une certaine injustice à attribuer la responsabilité de leurs malheurs aux peuples qui les subissent. La captation du pouvoir, dans la quasi-totalité des pays cités, est trop souvent, de Duvalier à Poutine, une captation de richesse.

Au-delà de cette mise en coupe réglée des populations par l’intermédiaire de l’Etat, l’asservissement de la justice, l’utilisation de la violence en uniforme, apparaît un phénomène nouveau : Les modèles d’Etat actuels sont inadaptés. Celui que diffusa ou imposa l’Europe est assez récent. La majeure partie de l’histoire de l’humanité s’est déroulée sans Etat, en tout cas, pas sous cette forme omniprésente, intrusive.

Si les populations demandent le secours de l’Etat, elles s’en méfient. Elles le contournent comme elles le peuvent quand il apparaît oppresseur et inefficace. D’autres systèmes de pouvoir se mettent en place, y compris par la violence. C’est le cas en Afrique, en Amérique latine, dans beaucoup de pays musulmans.

Les modèles d’Etat actuels sont inadaptés.  

S’ajoutent à cette ligne de fond, les transformations de plus en plus rapides de la nouvelle révolution en cours. Si les Etats sont des monstres puissants, ils sont endettés, moins souples, agiles et riches que les nouveaux géants, indispensables, universels, gorgés de bénéfices, de données, d’innovations qui posent mille fractures possibles, entre pays, groupes, générations, univers.

Les Etats se referment et se combattent, les autres s’ouvrent et se stimulent. En trois batailles, avec de nouvelles tactiques Alexandre détruisit un empire. Avec une canonnière, le commodore Perry força le Japon. Les décalages entre les puissances de demain et celles d’hier sont plus grands encore. Tous les Etats sont dans un état critique, parce que les rapports de puissance et de pouvoir éclatent.  

La forme de l’Etat changera. Les « Pays » conformes à l’idée que l’on se faisait d’un Etat il y a encore quarante ans, sont devenus minoritaires. Ne pas le voir revient à s’interdire de penser sa propre adaptation au monde. Il faut imaginer la dissolution de l’Europe, l’embrasement de l’Afrique, l’éclatement de la Chine : Rien n’est impossible. Imaginer la fin de l’Etat permet de prévenir des états critiques, qui peuvent dégénérer en conflits internes, mortels.

S’appliquer à soi-même un esprit critique pour repenser l’Etat du XXIème siècle

Ce n’est pas réservé aux autres. Il faut s’appliquer à soi-même un esprit critique pour repenser l’Etat du XXIème siècle. Et comme tout qui se passe partout ailleurs à un impact ici et maintenant, c’est urgent.

Laurent Dominati

a. Ambassadeur de France

a. Député de Paris

Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press

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