Depuis quelques semaines, les gouvernements parlent de reconstruction, de changement de modèles économiques, de plans de soutien, de relance, etc. Le dirigisme économique est de retour. La crise permet aux gouvernements de reprendre la main sur la vie économique du pays. Ce changement de cap intervient à un moment où, avec la mondialisation et la digitalisation, s’était imposée l’idée que les États étaient impuissants face aux entreprises, face aux marchés. Avant même la crise, devant la stagnation économique et la multiplication des tensions sociales, la question du rôle de l’État se posait déjà avec acuité. La crise justifie son retour tout en étant un prétexte. Les lois économiques d’hier semblent ne plus avoir cours même si, dans le fonds, l’épidémie ne fait qu’accélérer des tendances de long terme.
Avant la crise sanitaire, de lourdes menaces s’accumulaient déjà
La situation économique qui prévalait avant la crise sanitaire était déjà inquiétante. Les États occidentaux subissaient un épuisement du cycle de croissance, cycle qui a été extrêmement court et faible en Europe. En 2019, les tensions commerciales entre la Chine et les États-Unis avaient pesé lourdement sur le commerce international. Une récession était attendue en Italie et en France. Cette même année, l’Allemagne avait échappé de peu à cette récession. Cette détérioration intervenait dans un contexte de faible inflation, les banques centrales n’arrivant pas atteindre l’objectif de 2 % qu’elles s’étaient fixées.
Face aux menaces de récession, les banques centrales avaient décidé de relancer leur politique monétaire expansionniste. La FED s’était engagée dans un programme de baisse de ses taux directeurs quand la BCE a abandonné, avant même de l’appliquer, le plan d’augmentation de ses taux. Malgré ce contexte, les pays occidentaux connaissaient pour nombre d’entre eux une situation de plein emploi quand, pour les autres, la décrue du chômage se poursuivait à bon rythme.
Cependant, à la différence des précédents cycles, l’amélioration substantielle de la situation de l’emploi ne s’accompagnait pas d’une augmentation des salaires. L’accroissement de l’endettement public et privé constituait une autre caractéristique de la période d’avant crise sanitaire. À l’exception notable de l’Allemagne, parmi les grands États, le maintien d’un déficit public était de mise.
Le niveau de l’endettement public était à son plus haut niveau depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette augmentation était la conséquence du maintien de taux historiquement bas. Ces derniers favorisaient également le gonflement de la valeur de certains actifs, actions ou immobilier.
Le cycle de croissance qui s’est achevé au mois de mars était, également, marqué par une stagnation des revenus salariaux. La répartition des faibles gains de productivité s’effectuait au détriment des salariés dans les pays de l’OCDE, à l’exception notoire de la France et de l’Italie. Depuis la crise de 2008, le ressenti sur le pouvoir d’achat est négatif dans la quasi-totalité des États de l’OCDE en lien avec l’augmentation du prix du logement et plus globalement des dépenses pré-engagées.
Cette situation concerne en premier lieu la France. Enfin, les inégalités avaient tendance à augmenter, en particulier au sein des pays anglo-saxons, les États-Unis en tête. Le sentiment dominant au niveau de l’économie était que le jeu était bloqué. Les salaires ne pouvaient pas augmenter en raison de la vive concurrence mondiale et d’un rapport de force défavorable aux salariés.
Les taux d’intérêts étaient condamnés à rester faibles en raison du niveau important des endettements. La croissance du PIB était limitée du fait de la faible progression de la demande et des gains de productivité. Les pouvoirs publics ne pouvant compter sur la croissance étaient donc contraints d’accroître les dépenses publiques et donc les déficits tant pour réduire les inégalités de revenus que pour financer les dépenses liées à la retraite, à la dépendance et à la santé en lien avec le vieillissement de la population.
Des flots de liquidités
La crise économique qui résulte de l’épidémie s’est inscrite dans ce contexte très particulier. Elle a accentué les tendances en cours. Les chocs subis par l’offre et la demande ont amené les banques centrales à s’engager dans des programmes monétaires expansionnistes sans précédent. La BCE a ainsi élargi l’enveloppe de son intervention à plus de 1 600 milliards d’euros au total d’ici juin 2021, quand la FED a prévu des rachats d’obligation d’État portant sur plus de 750 milliards de dollars auxquels s’ajoutent des rachats d’obligations d’entreprise pouvant atteindre également 750 milliards de dollars.
Par ailleurs, la banque centrale américaine a indiqué qu’elle était disposée à garantir pour plus de 2 000 milliards de dollars de prêts. Les bilans des deux principales banques centrales qui augmentaient à petite vitesse jusqu’en 2008 connaissent des progressions exponentielles.
10.000 milliards de dollars
Pour la zone euro, la base monétaire devrait passer de 3 200 à 4 500 milliards d’euros de 2019 à la fin de l’année 2020. Cette dernière, pour mémoire, était de 500 milliards d’euros en 2002 et de 1 000 milliards d’euros en 2009. De même, la base monétaire de la FED est passée en vingt ans de 500 à 4 000 milliards de dollars. Au niveau mondial, la base monétaire a été multipliée par dix depuis le début du siècle. Pour la seule année 2020, avec la crise du covid-19, la quantité de monnaie créée au sein des pays de l’OCDE, pourrait atteindre 10 000 milliards de dollars.
Cette création est le pendant de l’accroissement de l’endettement, plus de 20 points de PIB, en moyenne au niveau des États de la zone économique.
La crise sanitaire amplifie l’endettement.
Face à cette situation, le maintien de taux d’intérêts très faibles s’impose encore plus. Tout relèvement des taux rendrait les débiteurs insolvables. La crise économique se muerait alors en crise des dettes publiques. Si l’inflation venait à ressurgir, les banques centrales pourraient être contraintes de relever leurs taux.
Les États d’Europe du Nord et l’Allemagne, en particulier, pourraient imposer ce relèvement contre l’avis des États d’Europe du Sud. À la tension économique financière qui en résulterait s’ajouterait alors une tension diplomatique.
L’inflation aux abonnées absentes
L’expérience de la crise de 2008 a semblé prouver que l’augmentation de la base monétaire avait peu d’incidences sur l’inflation. De multiples raisons expliquent l’absence d’inflation. Du fait d’une aversion plus marquée aux risques, les agents économiques ont tendance à conserver des volumes de liquidités plus importants. Par ailleurs, la réglementation prudentielle (Bâle III ou Solvency II) a renforcé les exigences de fonds propres pour les acteurs financiers. L’augmentation de la valeur des actifs, actions et immobilier, contribue à masquer l’inflation. La forte concurrence avec le développement des services en ligne (e-commerce, plateforme de services avec la multiplication de l’offre) joue contre l’inflation. Après plus de trente ans de modération salariale, les revendications semblent se multiplier, notamment avec la crise sanitaire. Elles émanent essentiellement du secteur public. Si un effet de contagion se produisait, un regain d’inflation serait imaginable. Pour être supportable par les États, il faudrait que les banques centrales acceptent de ne pas relever leurs taux directeurs ; les épargnants seraient alors les principaux perdants. Si initialement, les taux d’intérêt bas étaient censés augmenter l’inflation, c’est désormais la faible inflation qui impose des taux bas.
La question de l’annulation des dettes publiques
Des voix se font entendre en faveur de l’annulation de tout ou partie de la dette publique détenue par les banques centrales. Les partisans de cette thèse considèrent qu’il serait plus simple de l’annuler. Cette décision est présentée comme ne portant pas préjudice aux créanciers à l’exception des banques centrales. Cette idée ne reçoit pas l’assentiment des pouvoirs publics. La BCE a indiqué clairement son opposition. Une annulation quelle qu’elle soit est assimilable à une banqueroute. Les investisseurs, autres que les banques centrales, pourraient considérer qu’ils seront les prochains sur la liste. Ils seraient amenés à réduire leur financement et à exiger des primes de risque plus élevées.
Toute annulation partielle entraînerait une augmentation des taux qui rendrait plus délicate la solvabilité des États.
Des taux bas pour longtemps
Le maintien des taux bas sur une très longue période semble s’imposer au nom de la solvabilité des Etats surendettés. Toute hausse provoquerait une crise des dettes souveraines de grande ampleur en concernant des États d’une taille bien supérieure à la Grèce. En revanche, les taux bas ne sont pas sans avoir des effets pervers. Ils réduisent la rentabilité des banques et des assurances. L’accès au crédit peut être rendu plus difficile car les banques ne disposent pas de marges en cas de défaut de paiement de leurs débiteurs.
Les taux bas jouent contre la croissance car ils permettent le maintien en vie d’entreprises non ou faiblement rentables. Ils contribuent à ralentir le processus de destruction créatrice cher à Schumpeter. En fonction des États membres de la zone euro, 3 à 10 % des entreprises seraient concernées. Les taux bas n’incitent pas à la bonne gestion et ne permettent pas une allocation optimale des ressources. Ces dernières années, les États mais aussi les agents privés ont recouru aux emprunts non pas pour financer des dépenses d’investissement supposés dégager un rendement mais des dépenses de fonctionnement.
Des bulles apparaissent au niveau des actifs.
Les facilités de financement conduisent à une demande accrue de biens immobiliers et à une augmentation des prix de l’immobilier qui pèsent sur le pouvoir d’achat des ménages et sur les coûts des entreprises. La valeur des actions profite de la baisse des taux, les investisseurs à la recherche de rendement optant pour ce type de placements.
Le soutien à l’économie, un moment à part
En 2018, Olivier Blanchard, l’ancien chef économiste du FMI avait préconisé un large plan de relance par l’investissement arguant que les États devaient profiter de l’argent pas cher dont ils pouvaient disposer. Si à l’époque, cette thèse avait fait quelques remous, elle s’impose aujourd’hui. Les plans de soutien deviennent légions dans tous les États. Même si la Commission de Bruxelles commence à réagir sur la question du respect du droit communautaire, les États ont profité de la crise pour s’en affranchir afin de soutenir leurs grandes entreprises ou les secteurs en difficulté.
La multiplication des aides publiques peut réduire la concurrence en empêchant le renouvellement du tissu productif. Ces aides, en règle générale, bénéficient avant tout aux grandes entreprises. Une telle pratique freine les gains de productivité et peut conduire à une augmentation des prix.
Au niveau européen, les plans de soutien favorisent les États les plus importants qui disposent de larges marges financières au détriment des plus petits. En règle générale, les aides publiques sont orientées vers des secteurs peu productifs et en difficulté.
Parmi les secteurs ou les entreprises soutenus, plusieurs étaient en difficulté avant la crise à l’exemple de l’automobile et du transport aérien.
La presse écrite, la radio et la télévision souffraient d’une réduction de leur budget de publicité en raison de la montée en puissance de celle-ci sur Internet. La crise sanitaire déclenchée en mars 2020 a accéléré cette tendance.
Les gouvernements, en France comme en Allemagne, lient les aides à la réalisation d’investissements favorables à la transition énergétique ou au digital.
Cette période qui s’affranchit, peut-être provisoirement, des règles du passé, amplifie les tendances de l’ancien monde avec des taux d’intérêt et d’inflation bas et avec un recours massif à l’endettement. Le « full credit » peut-il déclencher des gains de productivité qui font défaut depuis une vingtaine d’années afin d’enclencher un cercle de croissance vertueux, ou est-il la dernière salve de l’Occident ?
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