La guerre d’Ukraine risque de détruire trois ensembles politiques : l’Ukraine, la Russie et l’Europe.
L’Ukraine, c’est une évidence. D’un côté, l’agression russe a renforcé le sentiment national ukrainien. De l’autre, les victimes, les destructions matérielles et patrimoniales sont colossales. Plus grave : la colère contre l’armée russe pourrait se changer en haine de la Russie. En plus d’une impasse géopolitique, ce serait une amputation de l’identité ukrainienne.
Les Ukrainiens rêvent de revanche. Ils résistent aux attaques des troupes russes dans le Donbass avec autant d’acharnement qu’ils ont résisté à Kiev et Kharkov. Il serait désormais trop tard pour que les Russes conquièrent le Donbass avant la fin de l’année. Les Russes perdent leurs avantages en armes, munitions, soldats. Les Ukrainiens, avec les renforts matériels occidentaux, auront bientôt un armement en qualité, puis en quantité, supérieur. Les Russes puisent dans leurs vieilles réserves, les Ukrainiens se forment au matériel le plus récent. Six canons Caesar auraient déjà détruit plus de 80 pièces d’artillerie russes. Avec les nouvelles livraisons américaines, même la supériorité russe en matière d’artillerie disparaitra. En septembre, l’Ukraine entend reprendre les territoires conquis, tous les territoires, y compris la Crimée. Mais que sera, la Crimée dans une telle configuration ?
La guerre enferme la Russie et la ruine.
A l’inverse, si l’on suit les espérances russes, conquérir le Donbass serait une victoire hors de prix. Poutine a beau répéter que les sanctions pénalisent les Européens plus que lui, la Russie en souffre, sinon il ne demanderait pas leur levée. L’armée russe est profondément touchée. Que vaut désormais l’alliance russe, le matériel russe, les contrats d’approvisionnement russes ? La Russie devient une puissance au rabais. En interne, la pression du régime pour contrôler opposition, presse et population s’accroît. La guerre enferme la Russie et la ruine.
Enfin l’Europe. Un accord fondamental entre les Européens et les Russes était une espérance formidable et légitime. A ceci près qu’on ne peut se marier qu’à deux. Poutine a vu s’approcher le virus démocratique comme une menace personnelle. L’Europe est donc privée d’un partenaire évident. Elle en paie le prix, ne serait-ce qu’énergétique. Ce n’est pas grave, elle en a les moyens, largement.
Intégrer l’Ukraine changerait la nature de l’UE.
En faisant front, elle y a gagné plus d’unité. Même la Hongrie a voté les sanctions. A Versailles, les 10 et 11 mars, elle a adopté le principe de l’« autonomie stratégique » pour l’énergie, les matières premières, la santé, le numérique ou l’alimentation, puis son « livre blanc » pour une défense européenne commune, actant le besoin de nouveaux investissements. L’unité européenne s’est renforcée, mais au risque de tomber dans un double piège.
Le premier : au lieu de construire son indépendance stratégique sur cette unité, s’en remettre à la direction américaine. Le deuxième : en acceptant la candidature de l’Ukraine, détruire l’Union Européenne.
Comment éviter ces trois destructions ? Par l’Europe.
La capacité d’absorption de l’UE a atteint son point limite. Intégrer Ukraine change la nature de l’UE. Le long terme ne change rien : l’UE sera obligée d’intégrer dans ses plans un pays de 44 millions d’habitants, à reconstruire, avec une agriculture qui ferait exploser la PAC, avec une politique de défense totalement liée aux États-Unis. L’UE se déporte à l’Est, dans une nouvelle guerre froide, en ignorant plus encore le sud, la Méditerranée.
Comment éviter ces trois destructions ? Par l’Europe, qui détient les clés. Emmanuel Macron a proposé une « Communauté Politique Européenne » qui donnerait un statut aux pays européens hors Union européenne, et les y associerait, notamment dans l’accès au marché, et la concordance des règles, y compris celles de l’Etat de droit. Vieille idée, assez juste. Aussitôt rejetée, tant elle a été mal préparée.
Définir un « statut d’associé » à l’Union européenne peut aussi passer par le Conseil de l’Europe, plus large que l’UE, plus souple (intergouvernemental), concentré sur le droit. Cette notion d’ « Etat associé » devrait être étendue aux pays méditerranéens, tant pour les menaces comme les solutions, le futur de l’Europe étant au sud. La Tunisie est-elle plus lointaine que l’Ukraine ? Le déséquilibre actuel vers l’est, amplifié par la guerre, rend plus visible ce désert politique qu’est la Méditerranée.
Proposer, de la Méditerranée au Pacifique, d’autres perspectives que le condominium sino-américain.
Déjà, l’UE telle qu’elle est, peut proposer, au niveau mondial, des partenariats stratégiques dans des domaines structurants : droit, énergie, éducation. Les questions du digital comme de l’immigration ne dépendent-elles pas d’une philosophie du droit qui fait l’objet d’une bataille mondiale ? Dans ces domaines civilisationnels, l’Europe n’est pas plus mal armé que ses rivaux, Madelin pour l’éducation, Borloo pour l’électricité, rêvaient il y a dix ans déjà de programmes ambitieux pour l’Afrique. Proposer de la Méditerranée au Pacifique, à l’Amérique latine tant délaissée, d’autres perspectives que le futur condominium sino-américain.
Il manque un statut pour les « Etats associés », il manque un « noyau dur » pour la politique.
Une « Communauté politique européenne » ne peut fonctionner qu’à condition qu’il y ait une politique. Il ne peut y en avoir sans direction. De même qu’il manque un statut pour les « Etats associés », il manque un « noyau dur » pour la politique. Rares sont les pays européens qui ont une politique étrangère, rares ceux qui ont une défense. La plupart s’en remettent aux Américains, qui n’ont pas le même souci de l’Europe que les Européens. La vraie communauté politique qui manque à l’Europe est interne à l’Europe, pas externe : le couple franco-allemand est il encore un couple ? Faut-il l’élargir à l’Italie, l’Espagne, voire au Benelux, refonder le « noyau dur » ? L’Europe européenne ?
Redéfinir les intégrations européennes permettrait aussi d’offrir un autre avenir à la Russie et l’Ukraine qu’un conflit perpétuel.
On le voit dans le domaine monétaire, composante majeure des conflits et des indépendances : la crédibilité de l’euro dépend aussi de sa crédibilité politique et militaire. Les Européens sont dans l’obligation de repenser leurs institutions, quitte à revenir à la « théorie des cercles » plus ou moins intégrés.
Détruire, déconstruire, reconstruire. Redéfinir les intégrations européennes permettrait aussi d’offrir un autre avenir à la Russie et l’Ukraine qu’un conflit perpétuel. Admettre l’Ukraine dans l’UE ne peut avoir pour but la constitution d’un nouveau rideau de fer. Au contraire, cela doit amener l’Ukraine, même victorieuse, à trouver des compromis pour les populations du Donbass et de Crimée, pour sa relation avec la Russie.
Cela supposera une politique de réconciliation avec les Russes. Sans doute, en ce moment, il ne faut pas le dire : se concentrer sur l’aide militaire, démontrer aux Russes, aux soldats autant qu’aux dirigeants, qu’une politique de force mène, comme d’habitude, à la défaite. Une fois que la preuve en sera faite, ne pas désespérer les Russes, encore moins désespérer des Russes : eux aussi sont européens.
Faire la guerre, penser la paix.
En 1996, le PIB par habitant en Pologne était presque égal à celui de la Russie : près de 4500$ par habitant. Aujourd’hui le PIB des Polonais est d’un tiers supérieur à celui des Russes : plus de 15 000$ par habitant contre 10 000 pour les Russes. L’Ukraine, qui avait le même niveau de vie que la Pologne an 1990 (1500$) rêve d’accéder aux mêmes standards. Quand elle s’en approchera, elle montrera aux Russes le bon chemin. C’est ce chemin, pour la Russie et pour l’Europe qu’il faut laisser ouvert.
Tout cela parait lointain, incertain, hypothétique. Mais si personne n’y pense, si personne ne s’y prépare, comment s’orienter? Le but de toute guerre est la paix. Faire la guerre, penser la paix.
Laurent Dominati
a. Ambassadeur de France
a. Député de Paris
Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press
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