Rien ne sera plus comme avant. Une crise est un état passager qui suppose un retour à la normale. Pour un patient, c’est la guérison. Parfois, la crise est telle qu’elle ne permet pas de retour à la normale. Quand les séquelles sont irrémédiables; alors c’est la catastrophe.
Le monde est en train de passer de la crise aux catastrophes. Pas forcément du point médical : Au delà de ce que représente chaque drame personnel, 60 millions de personnes meurent chaque année. 1 million de décès sont attribués au coronavirus, ce qui ne bouleverse pas la démographie mondiale. 1,25 millions d’êtres humains meurent sur la route, 850.000 personnes se suicident ; aucun pays n’a interdit les voitures, ni instauré un suivi obligatoire des dépressifs. La coronacrise, elle, bouleverse le monde.
Politiquement, de façon stupéfiante, les démocraties se sont arrogées de pouvoirs exceptionnels aussi contraignants que les dictatures les plus avancées. La parole publique est déferlante, chaotique, contradictoire, et finalement moquée. L’Etat impose les règles les plus contraignantes au moment où plus personne ne respecte la parole de l’Etat.
Crise de l’Etat et autoritarisme
L’attitude des dirigeants n’a pas toujours favorisé leur fiabilité. Si la crise de confiance est majeure dans toutes les démocraties, seuls les naïfs peuvent croire qu’elle n’existe pas dans les régimes autoritaires : les purges et les arrestations témoignent que les autocrates réagissent avec violence parce qu’ils ont peur.
Economiquement, dans la catastrophe en cours, le plus dur est à venir. Il fallait espérer qu’après la mise à l’arrêt volontaire de l’économie mondiale, la croissance redoublerait de vigueur. Il n’en est rien. Il y a des pays où la reprise est active, des pays embourbés, des pays qui s’effondrent, notamment dans l’ancien tiers monde. De même, les entreprises de nouvelles technologies flambent, celles du vieux monde licencient. L’industrie qui n’est pas robotisée se meurt. (Le débat sur la réindustrialisation française est un débat faussé : Le retard en robotique de la France en est la clé.) La reprise est donc une reprise en K: les uns montent, les autres chutent, les entreprises comme les pays.
L’âge des conflits à venir
D’un coté, les travailleurs des vieilles entreprises, qui vont à nouveau connaitre licenciements, de l’autre, la new tech internationale. D’un coté les indépendants avec leur petite société lessivée, de l’autre les fonctionnaires, assurés de la fin du mois et de l’emploi, mais pressurisé parce que les marges financières des gouvernements, après l’euphorie, seront contraintes. D’un coté les jeunes, incapables de constituer un patrimoine avec un salaire, de l’autre des retraités plus ou moins en bonne santé, dont l’épargne sera aussi forte que mal rémunérée.
Ceux qui croyaient, qu’avec les Gilets jaunes, une France malade et conflictuelle apparaissait, n’ont pas encore vu ces 37% de la population qui ont déclaré avoir découvert la pauvreté ces derniers mois à cause de la coronacrise. Plus d’un tiers, déjà, de la population française se sent appauvrie. Et la crise économique commence à peine, et la France est un paradis de protection sociale.
Avec l’abondance des liquidités les banques ne savent plus où prêter, mais elles prêteront à ceux qui ont des garanties : apparaitra cet effet de ciseaux assez simple qui veut qui ceux qui ont un peu d’argent s’en verront prêter à taux zéro, ceux qui n’en ont pas n’auront rien, et moins encore. D’où un sentiment accru d’inégalités, de déphasage, d’injustice.
Sauter d’une crise interne à un conflit extérieur
Ce qui se passera en France se passera dans la plupart des pays développés. Encore dans les démocraties les amortisseurs, politiques et sociaux, peuvent éviter les conflits trop violents. Ailleurs, les amortissements sont remplacés par la force.
Une crise en appelant d’autres, comme la crise sanitaire a engendré la crise économique, celle-ci une crise sociale, avec les tensions politiques s’entendent déjà les bruits de guerre, mode facile pour les gouvernants de ressouder la « nation » autour d’une querelle.
La Turquie en est l’exemple. Après avoir désigné comme ennemi le Syrien, le Kurde, l’Israélien, l’Egyptien, le Libyen, le Français, la Turquie ranime le vieux conflit du Haut Karabakh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, beau sultanat confronté à l’effondrement du prix du pétrole.
Ce n’est pas le seul endroit où les conflits ressurgissent : La Chine et l’Inde placent et déplacent leurs pions à coup de bottes. En Afrique les guerres irrégulières s’intensifient. Partout, les régimes renforcent la répression. Biélorussie, Russie, Chine, Iran, Turquie, Algérie, Venezuela, sans citer ceux qui ne passent pas la barre des medias occidentaux, purgent et emprisonnent.
Contrepoisons
Heureusement, des contrepoisons progressent au rythme des poisons. Beaucoup s’empressent de devancer les crises. En Algérie, par exemple, le pouvoir, pris entre mille contradictions, ne repousse aucune aide. Malgré une rhétorique ombrageuse, il coopère (tout en expulsant des journalistes français) avec la France, la Russie, les Etats-Unis. Le Sahel brûle, la Libye flambe, la Turquie agace et la banqueroute menace.
Le Liban, à l’agonie, reconnait pour la première fois des discussions de normalisation avec Israël. (J’avais annoncé ces contacts après l’explosion tragique de Beyrouth : ils s’inscrivent dans une des rares voies possibles du sauvetage du Liban). Chacun essaie de se protéger avant qu’un cataclysme ne se produise, cherchant à se prémunir : Régler les vieux conflits pour éviter qu’une étincelle en surgisse, chercher des alliés, accepter les aides, susciter de nouvelles solidarités.
La peur étant parfois le début de la prudence, il est possible que le monde paniqué devienne sage.
Prendre des risques, la sagesse
C’est le cas en Europe, où une solidarité financière, et même diplomatique (face au Royaume-Uni, à la Turquie, à la Biélorussie, à la Chine) est en train de naitre. Dire que l’avenir de la planète se joue sur quelques spots publicitaires de Pennsylvanie et du Minnoseta, oblige à se mettre en position de résister à tout. La seule façon de faire face à une vague, c’est de monter dessus. Autrement dit, on ne sort d’une crise que par le haut. Puissent les gouvernements oser, prendre des initiatives, voire des risques, miser sur la jeunesse, sur l’avenir au moment où il parait le plus sombre et le plus incertain. Calfeutrer le monde ne le rend pas plus sûr, mais plus fragile.
Si l’on ne veut pas s’en remettre à la peur, il faut se réveiller et sortir du cauchemar que l’on s’est créé. Traverser les catastrophes suppose de réaffirmer la primauté de la vie, de la vie vivante, audacieuse, insolente. En politique cela s’appelle l’audace. Que l’on soit les premiers à épouser le monde d’après, plus il sera adverse, plus il est nécessaire de s’y adapter rapidement.
Laurent Dominati
Editeur de lesfrancais.press. Ancien Ambassadeur de France au Conseil de l’Europe, ancien député de Paris.
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