Chirac pour tous

Son slogan de la campagne victorieuse de 1995 était « La France pour tous ». Tous ceux qui faisaient activement sa campagne n’étaient pas toujours d’accord avec lui. C’était mon cas. Je l’ai toujours soutenu. Ce sont ces paradoxes qu’il faut creuser : se rappeler que ses soutiens étaient disparates, accepter aujourd’hui tant d’éloges de la part de ceux qui le méprisaient, constater qu’il n’a été populaire que lorsqu’il a quitté le pouvoir, car jamais Jacques Chirac n’a fait plus de 20% des voix au premier tour d’une élection présidentielle. Que tous le reconnaissent comme sympathique, aimant les gens, aimant la France, le  plus chaleureux de tous Présidents de la République, masque sa complexité plus que n’explique ses échecs et ses succès.

Pourquoi faire partie de son équipe sans être d’accord avec lui ? Jacques Chirac n’était pas de mon parti, mais quand j’ai été candidat, il m’a soutenu. A croire qu’il m’aimait bien, j’avais eu la chance de le connaitre à vingt cinq ans. Nous avions un point commun : il aimait la poésie plus qu’on ne l’imagine. Il installait tout de suite un lien personnel, dans un commerce, dans son bureau, tout en ne disant rien.

On pouvait d’autant plus facilement ne pas être d’accord avec lui  qu’il n’était pas forcément d’accord avec lui-même. Parfois il disait : « Je sais, c’est pas terrible, mais on ne peut pas faire autrement ». C’était pour rassurer, indiquer que l’on ferait autrement plus tard, que la politique n’est que le champ du possible , etc… toutes choses que j’avais du mal à entendre, tant il prétendait incarner le volontarisme … ou la rupture. Beaucoup diront que de tels signaux traduisaient un manque de conviction. C’est vrai. Tout le monde voulait le convaincre, persuadé que « le dernier qui parlera aura raison ». Au fond, il faisait croire qu’il était malléable sans rien changer à ses décisions. D’où la frustration de beaucoup. «Oui, oui, tu as raison.» opinait-il, puis faisait ce qu’il voulait.

Je l’ai pourtant vu changer d’avis sur des sujets importants, comme Maire de Paris, comme dirigeant politique, comme Président. Ce n’est pas un défaut. Ce fut le cas sur des projets d’urbanisme. Ce fut le cas sur l’Europe. Sur la Constitution. Sur la guerre. Si on regarde sa trajectoire politique, il ne varia pas beaucoup : c’était un pompidolien pragmatique, un technocrate populaire, qui forçait parfois le trait pour prendre le vent.

La troisième raison pour le soutenir, c’était son humanité, ou sa séduction. Celle d’un tueur aussi, soit. Chaban, Giscard, Barre, Balladur, Garraud, Pasqua, qui croyaient le gouverner, se sont cassés les dents. Il faisait croire à tous qu’il était simple et brutal. Il était souple et habile. Il avait appris le russe et le sanskrit, lisait les poètes japonais, avait découvert les arts premiers, cachait la Bhagavad Gita sous une couverture de bande dessinée au banc du gouvernement quand il était Secrétaire d’Etat : ne pas faire intello, plutôt populo. Quand il parlait avec vous, vous étiez la personne la plus importante du monde. Même pour tromper, il mettait plus que les formes : de la chaleur.

Je l’ai soutenu sans espoir de victoire : il était à 11% dans les sondages. Je ne me voyais pas le laisser tomber alors qu’il était si bas. J’ai fait campagne pour lui à Paris, dans la Vallée du Rhône, à Marseille, dans la Loire. Je me souviens de ses conseils : « En campagne, quand tu peux boire un verre d’eau, bois, même si tu n’as pas soif. Mais surtout, quand tu peux pisser, va pisser. Tu ne sais pas quand tu en auras à nouveau l’occasion. » Une façon d’aimer Confucius et la Corrèze.

Jacques Chirac aurait pu être acteur de cinéma, champion sportif, aventurier. C’était une star. Il aurait aimé n’importe quel rôle. Celui dans lequel il fut le moins aimé était celui d’homme politique. Je ne suis pas certain qu’il aimait vraiment le pouvoir. Il ne l’exerça quasiment pas, que par intermittence. D’où les déceptions.

Le pouvoir, pour lui, c’était les gens, pas les idées. Il aimait aider, agréger, assembler. Par tous les moyens, pour tous. Ce ne fut pas toujours la meilleure politique, mais elle soutient facilement la comparaison avec les suivantes. Ce fut une belle vie, avec son lot de drames personnels et de trahisons publiques, celle d’un homme de parti devenu Président, même s’il aimait les gens plus que le pouvoir – et la paix plus que la puissance.

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