L’invasion russe en Ukraine a redonné toute sa puissance politique à l’arme nucléaire. On la croyait obsolète, dépassée, coûteuse, inutile, elle revient plus forte que jamais. Les Ukrainiens regrettent de l’avoir abandonnée, en échange d’une garantie de sécurité offerte par le Royaume-Uni, les États-Unis et la Russie, à la signature des Mémorandums de Budapest (1994), foulés aux pieds par Poutine. Les Pays baltes, désormais dans le viseur du « vieil ours », comme dit la télévision russe, se disent qu’ils aimeraient en avoir quelques-unes. Tous les pays ont compris que sans l’arme nucléaire, la Russie n’aurait pu envahir l’Ukraine, les Occidentaux seraient intervenus. Tous ont compris qu’avec l’arme nucléaire, l’Ukraine n’aurait pas été envahie. Alors chaque pays la veut.
L’Iran, plus que tout autre. Elle a en mémoire la guerre avec l’Irak (de 1980 à 1988, plus de 500.000 morts), pendant laquelle la centrale de Bouchehr fut détruite. En face, celle, irakienne, d’Osirak, aussi. Par Israël, avec l’aide iranienne. L’Iran est, de fait, toujours en guerre depuis la Révolution.
En ce moment se négocie le retour à l’Accord de Vienne (PAGC) conclu pour empêcher l’Iran de construire sa bombe.
Vingt ans de négociations, sanctions, et volte-faces.
Rappel : en 2002, juste après les attaques du 11 septembre 2011, l’Iran est soupçonné de développer un programme nucléaire militaire. L’AIEA (Agence Internationale pour l’Énergie Atomique) confirme. Dès 2003, France, Allemagne et Royaume-Uni proposent des négociations. En 2006, l’Iran revendique son projet de devenir une puissance nucléaire, le Conseil de sécurité demande à l’Iran de cesser son programme d’enrichissement de l’uranium sous peine de sanctions, votées à l’unanimité (résolution 1767, puis 1747). L’Iran poursuit son programme. En 2010, nouvelles sanctions. Une attaque informatique, sans doute israélienne, stoppe le programme d’enrichissement de l’uranium. En 2013, les négociations reprennent, elles aboutissent à Vienne, en juillet 2015, sous la présidence Obama. En 2018, Trump dénonce les accords et revient à une politique de sanctions, contre l’avis des Européens. En 2019, Téhéran cesse à son tour de respecter les accords et reprend son programme. Dès l’élection de Biden, les discussions pour un retour à l’accord de Vienne reprennent. Mais les Iraniens sont déjà proches de la capacité nucléaire.
D’ici peu l’Iran aura assez de matériel enrichi pour fabriquer une bombe atomique.
Les conditions d’un retour à l’accord sont obtenues, avec le retour du contrôle de l’AIEA, mais les discussions sont bloquées parce que les Iraniens demandent que les Gardiens de la Révolution sortent de la liste des entités terroristes américaines. Refus au Congrès. Désormais, les Iraniens rejettent tout contrôle. Selon le directeur de l’AIEA, ce refus « porterait un coup fatal à l’accord de 2015 prévoyant la limitation des activités nucléaires en échange d’un allègement des sanctions internationales », parce que d’ici peu l’Iran aura assez de matériel enrichi pour fabriquer une bombe atomique.
Selon l’AIEA, l’Iran possède 48kg d’uranium enrichi à 60%. Le nucléaire civil n’utilise que de l’uranium à 3,5%. Pour une bombe, il faut 90%, mais quand on est à 60%, c’est une question de temps. L’Agence a aussi découvert trois nouveaux sites secrets, non déclarés, pour abriter recherches et centrifugeuses.
Chaque semaine, Israël bombarde les Gardiens de la Révolution
Les Européens, pourtant fermes partisans d’un retour à l’accord, doutent de la bonne foi iranienne et déchantent. Le Conseil des Gouverneurs de l’AIEA, a condamné l’Iran, par le vote de 30 pays sur 35, dénonçant « un programme nucléaire avancé comme jamais auparavant et des activités sans justification civile crédible ». « Les gouverneurs appellent l’Iran à cesser son escalade et à conclure d’urgence l’accord qui est sur la table ». La Chine et la Russie ont voté contre. L’Inde, le Pakistan et la Libye se sont abstenus.
Pendant ce temps, chaque semaine, Israël bombarde les installations des Gardiens de la Révolution en Syrie, en Irak, et mène des opérations de sabotage en Iran. La semaine dernière, l’aéroport de Damas, qui abrite des entrepôts de munitions et de missiles des Gardiens de la Révolution, a été bombardé, les pistes sont inutilisables. On soupçonne, à juste titre, les Israéliens d’être derrière des assassinats ciblés. Ils craignent les ripostes, et demandent à leurs ressortissants de quitter la Turquie, où des renseignements indiquent de futurs attentats et enlèvements. « Pour toute erreur commise par l’ennemi, nous raserons Tel Aviv et Haïfa sur l’ordre du guide suprême », a déclaré Kiumars Heydari, commandant des forces terrestres de la République islamique. Mais leur premier ennemi est-il Israël ?
Un retour de l’Iran sur le marché des hydrocarbures allégerait la facture des Européens.
Qui veut d’un accord avec l’Iran ? Les Européens y ont toujours été favorables. Même si la France, elle, a beaucoup évolué. Chirac, en 2007, disait : « Ce n’est pas tellement dangereux le fait d’avoir une bombe nucléaire, ce qui est dangereux, c’est la prolifération ». Sarkozy déclarait au contraire que « L’Iran devra choisir entre la bombe et les bombes ». En 2015, ex-Président, il condamnait l’Accord de Vienne, que signait, avec réticence, François Hollande. Emmanuel Macron, au contraire, militait pour un retour à l’accord : la France cherche une position conciliant ses intérêts au Qatar, en Irak, en Arabie et aux Émirats, qui oblige parfois à un peu de confusion dans la clarté. Aujourd’hui, les États-Unis de Joe Biden veulent renouer avec la politique d’Obama, et gommer Trump comme Trump avait gommé Obama.
S’y ajoutent les bénéfices d’un retour de l’Iran sur le marché des hydrocarbures, ce qui allégerait la facture des Européens. Le pétrole et le gaz iranien compenseraient les hydrocarbures russes. Un embargo chasserait l’autre, difficile d’être sur deux fronts à la fois. Et puis l’Iran est devenu l’allié stratégique de la Chine, et même du Venezuela. N’est-ce pas tentant d’essayer autre chose ?
La carte diplomatique du Moyen-Orient change. La carte militaire va encore changer.
Qui ne veut pas d’accord ? Israël, qui s’estime le plus menacé par un missile nucléaire iranien. Mais plus encore l’Arabie saoudite et ses alliés. Les Israéliens ont envoyé du matériel militaire de haute qualité aux Émirats. Le Premier ministre israélien a fait un rapide aller-retour pour voir Mohamed Ben Zayed, Président des Émirats. L’Arabie saoudite a rejeté les demandes pour augmenter sa production de pétrole et faire pièce aux Russes. Biden ira le 13 en Arabie, se faire pardonner ses propos contre les Saoudiens « peu fréquentables ». De là, le 15, il prendra le premier vol direct Ryad-Tel Aviv, un symbole, et fera un saut en Cisjordanie. La carte diplomatique du Moyen-Orient change. La carte militaire va encore changer.
Les Israéliens viennent d’achever des exercices conjoints avec les marines grecque, chypriote et italienne, simulant la destruction d’un site nucléaire iranien, ainsi que les positions du Hezbollah. Ils se coordonnent avec le Bahreïn et l’Arabie saoudite. Ils considèrent que si, dans les semaines qui viennent, les Iraniens ne reviennent pas à la table des négociations, non seulement l’Accord de Vienne sera mort, mais encore qu’aucun pays ne leur reprocherait une attaque sur les sites nucléaires iraniens. Sauf que l’attaque sera sans doute plus globale, et la riposte pas forcément nulle, peut-être indirecte, en Arabie, au Qatar, en Europe…
Ils n’ont pas tort : si aucun accord ne permet à l’Iran d’accéder à la bombe, comment l’en empêcher ? Si l’Iran obtient sa bombe, qui dissuadera l’Arabie de s’en doter, la Turquie, l’Égypte, même le Koweït ? Tous, petits et grands. La Russie a démontré que la bombe n’était pas que défensive. Elle donne une certaine impunité. Y compris dans l’agression.
En cas d’attaque israélienne, les chancelleries occidentales condamneront, mollement. En poussant un soupir de soulagement. Après tout, pensent les Européens, une guerre rapide qui éliminerait la menace iranienne, donnerait une leçon aux Ayatollahs, affaiblirait le Hezbollah, serait une chance. D’autant qu’une fois la menace écartée par Israël, on reprendra langue avec l’Iran, qui aura besoin d’investissements et de pétrole. Progressivement on les éloignera des Russes et des Chinois, qui ne leur auront servi à rien. D’autant qu’Israël aussi a des réserves de gaz : Ursula van der Leyen veut « renforcer sa coopération énergétique avec Israël » et Israël cherche un accord avec l’Égypte, le Liban, l’Italie, la Grèce, Chypre… Se débarrasser de l’Iran et du Hezbollah arrangerait beaucoup de monde. Ce sera l’occasion tant rêvée d’un « nouveau Moyen-Orient ».
Après la guerre d’Ukraine, une autre est annoncée. Elle concerne aussi l’Europe et la France. Tout est prêt.
En fait il est déjà là, ce serait d’ailleurs bien que la France y participe : il n’y a pas que Chypre et la Grèce en Méditerranée.
Mais personne ne peut être certain du succès, ni des frappes, ni de la suite. Le Moyen-Orient pourrait encore s’embraser, ce d’autant que les Russes se retirent peu à peu de Syrie (ils ont retiré deux tiers de leur aviation) ; que les Turcs rêvent de grandeur ; que les famines et les émeutes guettent, agitent ; que le pétrole, à nouveau, flambe ; que les Américains ont manifesté leur retrait et les Européens leur impuissance.
Après la guerre d’Ukraine, à moins qu’elle ne cesse vite, une autre est annoncée. Elle concerne aussi l’Europe, et la France, qui garde encore des soldats là-bas. Tout est prêt. Et nous ?
Laurent Dominati
a. Ambassadeur de France
a. Député de Paris
Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press
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