A bientôt les enfants

A bientôt les enfants

Si les armements sont importants pour gagner des batailles, il en faut plus pour emporter la victoire. En premier lieu définir les objectifs de paix. 

Escalade ou non, la décision de livrer des chars lourds à l’Ukraine définit sinon un but, du moins une volonté : 50 pays étaient à Ramstein, la base de l’OTAN en Allemagne. L’Allemagne n’a décidé de livrer des chars qu’avec l’engagement similaire des États-Unis. Ce sont donc ces 50 pays qui sont associés, décidés à empêcher Poutine de gagner cette guerre, à donner à l’Ukraine les moyens de restaurer ses frontières. Aujourd’hui des chars, demain des missiles, des avions ? Evidence. Tout ce qui sera nécessaire.

Est-ce une escalade ? Bien sûr, puisqu’il y avait la possibilité de ne rien faire. Se serait installé, comme dans le Donbass depuis 2014, un nouveau conflit gelé, après la Géorgie, la Transnistrie, l’Azerbaïdjan, une immense glaciation. Depuis le début, il était possible de ne pas défendre l’Ukraine. Les États-Unis auraient démontré leur désintérêt pour l’Europe, les Européens leur impuissance, leur soumission. La Russie aurait été le maître, chanteur et rançonneur, en Europe, au Moyen-Orient, en Afrique, en Méditerranée, dans la Baltique… Partout on aurait vu la fin des démocraties. Et du droit. Partout le règne de la force.

Va-t-on en prison pour des fleurs ?

Sans doute, une résistance ukrainienne se serait formée. Les Russes auraient été longtemps empêtrés. Mais le peu d’importance qu’ils accordent à la vie humaine aurait envoyé la plupart des Ukrainiens en exil ou en prison. Dans les régions qu’ils occupent, les Russes enferment dans des prisons nouvelles ceux qui refusent de participer à leur « opération spéciale » : civils ukrainiens, conscrits russes. En Russie, des femmes portent des fleurs sur les monuments des figures historiques ukrainiennes pour marquer leur opposition à la guerre. Va-t-on en prison pour des fleurs ? Tous les jours, les miliciens les enlèvent. Tous les jours, elles reviennent. Toute autre forme d’opposition est condamnée. Journalistes et opposants sont en exil ou en prison. Le Comité Helsinki, la dernière organisation des droits de l’Homme, a été interdit. 

Cette défense, cette résistance ukrainienne a tout changé. L’engagement européen – avec les Américains- est venu parce qu’ils ont résisté. Voici que se forme une nouvelle alliance démocratique. Beaucoup de pays se tiennent sur la réserve, attendent de voir, selon leurs intérêts ou parce que les dirigeants, dictateurs fragiles, apprécient Poutine et son soutien (Mali, Burkina, Arabie). 

Les autocraties avaient repris du poil de la bête après la vague libérale qui avait suivi l’effondrement de l’URSS. Depuis la crise de 2008, le succès chinois faisait apparaître un autre modèle : une société dirigé par une élite, rassemblée dans un parti unique, apporte ordre et prospérité (bien mieux que les décadents). Tout le monde y est libre à condition de ne pas déranger et d’obéir. Ce type de régime, en l’absence d’une idéologie totalitaire, communisme ou fascisme, s’en remet aux vieilles techniques : culte du chef et nationalisme. Cette confrontation pour la domination du monde se double de multiples conflits, par l’économie, la finance, la puissance militaire, les ressources stratégiques… Mais cela ne suffit pas : il faut incarner l’avenir, un rêve, une supériorité « morale ». 

L’ordre doit paraitre « juste » pour être supportable. D’autant plus que les régimes autoritaires vivent sur la corruption, puisque ce sont des systèmes de contrôle, autorisations arbitraires et passe-droits.

Avec une bombe nucléaire, on peut tout faire. En vérité non : on ne peut que s’asseoir dessus  

C’est là, sur l’aspect moral, que Poutine a déçu. Enfermer les Ouïghours, c’est possible : les images de camps décrivent un pays des merveilles, preuve que les Chinois détestent qu’on leur en parle. Ils se veulent sans tâche morale. Toute l’industrie cinématographique chinoise vante une vertu classique, héroïque, nationaliste. Or Poutine commet crime sur crime à la vue du monde : destruction de villes, exécutions, viols… Les malheurs de la guerre n’excusent pas tout. Il montre impuissance et faiblesse, promesses de défaite. Et puis il y a ces deux limites à ne pas franchir : le premier, la bombe atomique. Les Chinois (et les Indiens) ont rappelé que le tabou restait tabou. Une bombe, même tactique, laisserait entendre qu’ils pourraient en recevoir dans un avenir plus ou moins proche. Il y eut un tel risque entre l’Inde et le Pakistan, en février 2019. Laisser un Docteur Folamour agiter la bombe oblige à l’éliminer par tous les moyens. Les cyniques disent : avec une bombe nucléaire, on peut tout faire. En vérité non : on ne peut que s’asseoir dessus. S’il existe un dirigeant assez fou pour briser ce tabou, alors c’est un devoir universel de mener contre lui une opération d’élimination antiterroriste.

La déportation de dizaines de milliers d’enfants en vue de les « russifier » est un désastre moral  

Le deuxième tabou, ce sont les enfants. La déportation de dizaines de milliers d’enfants en vue de les « russifier » est un désastre moral : on ne sépare pas les enfants des parents. Ce n’est pas la « russification » le problème ; « décontaminer » les Ouïghours de l’Islam se comprend. Ce sont les enfants : au pays de l’enfant unique, on ne touche pas aux enfants. 

Selon le gouvernement ukrainien, 200.000 enfants auraient été envoyés en Russie. Une plainte a été déposée auprès de la CPI pour génocide. Des associations ont porté le sujet, comme en témoigne ce film, partagé sur les réseaux sociaux (que de nombreux Français de l’étranger relaient) :

A partir du moment où le pouvoir russe est allé jusque-là, alors il faudra, dans les négociations de paix un volet moral : les enfants doivent forcément être rendus à leurs parents, à leur pays.

Si les enfants ne rentrent pas chez eux, quel droit, quelle sécurité ?  

Les négociations ne seront pas seulement territoriales et sécuritaires. Elles porteront aussi sur le droit, celui des parents, des enfants. Logique : cette guerre est une guerre pour le droit. 

Enfants ukrainiens attendant d’être évacués de Kiev en février 2022 ©Belga

Encore une fois : frapper n’est pas antinomique de parler, de négocier. Tous les jours ils se parlent, pour les prisonniers, pour les céréales. On ne peut négocier vraiment que si l’on frappe (ou que l’on donne des chars). Mais il faut négocier en sachant ce que l’on veut obtenir : la paix pour longtemps, un système de sécurité fiable. Si les enfants ne rentrent pas chez eux, quel droit, quelle sécurité ? 

Quand vient le moment où un dictateur comprend que pour rester en place il lui faut céder ? Quand il constate que ses adversaires ne céderont jamais. Ce que signifie l’envoi des chars. Il comprend qu’il devra faire face aux demandes de justice, et sacrifier quelques amis trop voyants. Autour de lui, beaucoup le comprendront avant lui, et se diront qu’il vaut mieux pour la Russie être un partenaire de l’Europe qu’un vassal isolé de la Chine. Les murs se fissurent de l’intérieur.

Rétablir un système de sécurité fiable avec l’Europe est le seul avenir possible pour la Russie, sur des bases tout à fait nouvelles. C’est plus que possible, c’est indispensable.  Voilà pourquoi, au milieu de cette catastrophe, il est possible de dire, à bientôt les enfants. Encore faut-il le crier, partout dans le monde, pour qu’ils entendent.

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