Raymond Aron n’a pas connu la chute du mur de Berlin, ni la mondialisation, ni l’émergence de la Chine comme grande puissance économique. Il est donc hasardeux d’imaginer ce qu’il aurait pensé de la série de chocs que nous traversons en 2025. En revanche, sa méthode de pensée demeure d’une rare actualité. Si, durant sa vie, Raymond Aron a souvent eu raison — que ce soit face au nazisme, au colonialisme ou au communisme —, il le doit à ses facultés de compréhension du monde, fondées sur la connaissance, l’analyse et le rejet de l’émotionnel.
Une dictature de l’immédiateté
Pour juger des faits, d’une politique ou d’une idéologie, il faut en connaître l’histoire, les soubassements, décrypter les rapports de force politiques et sociaux. Il faut tout à la fois être historien, économiste et sociologue. La critique du régime soviétique par Raymond Aron était d’autant plus pertinente qu’il était l’un des meilleurs connaisseurs du marxisme de son temps. Aujourd’hui, la raison et l’analyse semblent avoir disparu. Les mots deviennent des anathèmes jetés dans un débat public soumis à un manichéisme sans limite. Depuis des années, Les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux imposent une dictature de l’immédiateté et enferment les citoyens dans leurs silos de certitudes. Qu’il s’agisse des questions de société, de la situation géopolitique ou de l’évolution du système économique mondial, nous pâtissons d’un déficit de raison.
Les « anti-wokes », par exemple, sont bien souvent tout aussi dogmatiques que ceux qu’ils dénoncent, brandissant la défense de l’identité comme un étendard. Peu cherchent à définir réellement le wokisme et à en comprendre les origines. Être woke, dans son sens originel, signifie être éveillé aux injustices sociales, raciales et de genre. Il s’agit d’une vigilance critique à l’égard des discriminations systémiques. Le mouvement qualifié « wokiste » prend naissance aux États-Unis à partir des années 2010. Il constitue une réponse à la montée des inégalités et s’inscrit dans une logique de conflictualité politique croissante. Les minorités ne croient plus aux notions d’intérêt général ou de communauté de destin national. Aujourd’hui, ce terme est utilisé pour dénoncer les excès des démarches identitaires, mais ce n’est pas en condamnant le wokisme que ses causes disparaîtront. Si la critique de ses outrances est évidemment souhaitable, elle ne doit pas se transformer en un nouveau maccarthysme.
L’histoire n’a pas de fin morale ; elle n’est que l’enchaînement de conflits et d’équilibres précaires
La géopolitique est sans doute le domaine où Raymond Aron excellait. Il estimait que l’histoire n’a pas de fin morale ; elle n’est que l’enchaînement de conflits et d’équilibres précaires, le droit étant constamment soumis à la pression de l’ordre stratégique et du nationalisme : « Les États prétendent défendre le droit, mais agissent selon la logique du possible. »
L’invasion de l’Ukraine par la Russie constitue une remise en cause des grands principes du droit international. Mais l’élargissement de l’OTAN ou de l’Union européenne doit aussi s’apprécier à l’aune des craintes d’encerclement nourries par la Russie. Le soutien à l’Ukraine de la part des pays européens ne peut se limiter à une posture : il doit être l’expression d’une vision stratégique cohérente. Les États européens doivent chercher une solution à ce conflit sans oublier que, selon Aron, «la paix, ce n’est pas l’oubli du tragique, c’est sa domestication par la raison.»
Celle-ci semble également pour le moment absente du Moyen-Orient. Il y a cinquante ans, Raymond Aron estimait qu’Israël, en ayant augmenté son territoire, était en danger permanent. Malgré ses victoires militaires, le pays ne parvient pas à atteindre une paix durable. Il mettait en garde contre l’illusion que la force militaire seule peut résoudre les problèmes politiques. Surtout, il refusait de confondre critique politique du gouvernement d’Israël et antisémitisme.
Le retour du primat du politique sur l’économique
Concernant le protectionnisme, la méthode aronienne appelle à éviter les simplismes. Elle invite à comprendre les ressorts d’un phénomène qui constitue une réaction politique à une mondialisation mal vécue par une partie des classes moyennes et populaires américaines. Ce protectionnisme s’inscrit dans une logique isolationniste, l’un des fils rouges de l’histoire américaine. La réélection de Donald Trump est le résultat d’un malaise profond qui transcende toutes les démocraties libérales. Il marque le retour du primat du politique sur l’économique. Son mercantilisme efface quatre-vingts ans d’histoire économique, mais n’est pas, en soi, une réelle surprise. La méthode d’Aron nous incite à mesurer les effets positifs comme négatifs du protectionnisme unilatéral de Donald Trump, tout en soulignant les dangers du repli sur soi de la première puissance mondiale.
Wokisme, nationalisme, protectionnisme : ces phénomènes qui répondent les uns aux autres, ne sont pas les signes d’une régression absurde, mais les manifestations brutales d’un monde fragmenté, en proie à de multiples peurs et tensions. Toute solution passe par une compréhension des forces qui les animent. Elle suppose de dépasser les clichés et les préjugés.
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