Le ministre des Armées analyse en profondeur les bouleversements géopolitiques émaillés de conflits ouverts ou larvés qui ébranlent le monde pour mieux situer les enjeux stratégiques – mêlant des perspectives matérielles, morales et politiques – de la France.
Une âme gaullienne se confond avec la foi en une France moderne. Sébastien Lecornu aurait pu emprunter à Victor Hugo pour son épigraphe. « Quand il s’agit d’éclairer et d’être éclairé, il faut regarder où est le devoir et non où est le péril ».
Le retour de Donald Trump à la Maison blanche renvoie l’Europe à la nécessité de reconsidérer sa Défense (page 17). Sébastien Lecornu a 38 ans, la guerre et la paix hantent désormais sa réflexion, il confie au lecteur (p 24) : « C’est l’élément le plus singulier du statut militaire que d’être prêt à donner sa vie pour son pays, mais aussi d’être en situation de tuer sur ordre pour son pays. Ce qui confère à la fonction de ministre des Armées une charge morale et politique particulière, qui m’aura transformé pour la vie ». Conversation.
Lesfrancais.press : Quand vous êtes devenus ministre des Armées, des officiers généraux vous ont regardé avec circonspection. Depuis, certains de nos confrères spécialisés disent qu’ils vous ont adopté. Ils vous auraient même défendu lors du changement de gouvernement. Aujourd’hui, vous publiez ce livre « Vers la guerre ? » Est-ce que vous êtes le porte-parole de l’armée, la voix de la Grande muette ?
Sébastien Lecornu : J’en serais fier. J’ai écrit ce livre pour rendre compte non seulement de mon travail, de mes réflexions, mais aussi de tout ce que j’ai vu s’accomplir dans l’armée ou avec l’armée. Je l’ai écrit pour expliquer à nos compatriotes quels étaient les enjeux du monde actuel, et comment la France s’y préparait, de l’intérieur. Le débat est trop souvent franco-français, ou réservé aux spécialistes. Nous sommes dépendants du monde. Si nous ne préservons pas notre place, nos alliances, notre technologie, notre défense, notre économie, alors notre destin sera décidé ailleurs. Il y a un besoin d’explication, et de réflexion qui doit être commune. Moi j’apporte ma part. J’espère que cela aidera au renforcement d’un lien fondamental pour notre pays, celui entre l’armée et la nation.
Lesfrancais.press : Vous dites dans votre livre, « nous ne sommes pas tout à fait en guerre mais plus tout à fait en paix ». Sommes-nous dans une nouvelle guerre froide, bloc contre bloc ?
Sébastien Lecornu : Il y a cette vision très américaine, qui n’est d’ailleurs pas tout à fait fausse, d’un antagonisme profond entre les démocraties et les régimes autoritaires. On voit bien les connexions, les alliances commerciales, voire militaires, entre des pays aussi différents que la Chine, la Russie, l’Iran, le Venezuela, la Corée du Nord, avec pour seul point commun la contestation de ce qu’on appelait auparavant l’Occident, ou les démocraties libérales. Est-ce que cela constitue un bloc ? Je n’en suis pas du tout sûr. Nos relations sont d’ailleurs très différentes avec tel ou tel pays et nous maintenons des dialogues différents, forcément, avec les uns ou les autres. Nous pouvons le regretter mais le monde n’est pas constitué que de démocraties paisibles qui respectent les droits de l’homme, et le droit international. Mais est- ce que cela a déjà été le cas ? Est-ce à ce point étonnant ? Et nouveau ? Ce qui l’est, c’est que tout va plus vite, beaucoup plus vite. Et que tout change plus vite. À la limite, ce qui nous étonne, c’est que l’on fasse encore la guerre comme il y a 70 ans.
Je ne suis donc pas certain que l’on soit revenu à une sorte de guerre froide. Je ne vois pas les blocs. Je vois les déchirements, les multipolarités, c’est bien plus compliqué que le « bloc contre bloc ».
Lesfrancais.press : Mais nous ne sommes plus tout à fait en paix. Et vous dites, avec un point d’interrogation heureusement : « Vers la guerre ? » Avec qui sommes-nous déjà en « presque guerre » ?
Sébastien Lecornu : Nous devons déjà faire face à des attaques que l’on peut qualifier de criminelles, menées par des criminels, des pirates, mais qui sont désormais téléguidés par des États. Vous constatez les cyberattaques, vous connaissez l’impact de la technologie sur notre vie quotidienne, sur tous les circuits d’information, évidemment le domaine spatial, les armements. Nous sommes donc dans une zone grise, nous subissons des attaques. Y compris dans ce cadre que l’on appelle la guerre de l’information. La défense, et donc le format des armées, doivent évoluer parce que la guerre change de nature. Et comme tout va très vite, change très vite, nous devons sans cesse anticiper. Nous avons créé un commandement de l’espace et augmenté les capacités du renseignement. Aujourd’hui, tous les jours, on voit les bombes, on s’interroge sur la production de munitions, on compte les missiles et les menaces de drones. Mais le terrorisme est une menace qui, elle, n’a pas disparu. Pas plus que les menaces sur les réseaux de communication. Pas plus que l’espionnage technologique et industriel, et s’y ajoute la guerre des réseaux d’influence. La guerre telle qu’on la faisait hier est toujours là, celle de demain est déjà là, et il faut imaginer celles d’après demain. C’est difficile, passionnant, vital, car toute erreur se paie, toute faille peut être un drame.
Lesfrancais.press : Et votre réponse, la bonne réponse ?
Sébastien Lecornu : La réponse est multiple et ce n’est pas que la mienne. Dans le domaine de la sécurité, la France a une longue tradition, une continuité remarquable. En premier lieu, ne jamais oublier que la France a une spécificité, en Europe et dans le monde, la dissuasion nucléaire. Elle est la base de notre indépendance. En second lieu, nos alliances ; j’entends certains les remettre en cause avec beaucoup de légèreté. Encore que les pires sont ceux qui ne disent pas le remettre en cause mais les sapent de l’intérieur. Dans ce monde compliqué, il serait suicidaire d’être seul. Et toute alliance se nourrit. C’est pourquoi il faut insister sur le socle le plus important, c’est une forme de consensus national, d’accord sur l’essentiel, ce que l’on appelait l’esprit de défense ; mais il ne peut se développer qu’en pleine transparence, en pleine confiance, en pleine conscience des dangers, des enjeux, des réalités. C’est pourquoi j’ai écrit ce livre. J’y explique pourquoi la loi de programmation militaire, que j’ai portée, essaie d’apporter non pas une réponse, ni la bonne réponse, mais les éléments qui, à chaque fois, permettront de répondre aux défis, en ne sacrifiant rien dans notre système de défense. D’ailleurs, si par le passé nous avons réduit la voilure en matière de défense, personne n’a jamais « sacrifié » tel ou tel pan de nos forces armées. Mes prédécesseurs n’ont jamais insulté l’avenir en faisant le pari de l’inutilité. Moi non plus. Rester en veille, rester aux aguets, être toujours prêts à répondre aux nouveaux défis, donc fournir de nouvelles réponses.
Lesfrancais.press : Vous êtes à la fois le plus jeune ministre d’Emmanuel Macron et le plus ancien, puisque vous êtes devenu ministre à 31 ans et que vous êtes l’un des rares avoir été maintenu dans le gouvernement de Michel Barnier. Parmi plus d’une centaine de ministres, vous êtes le seul à avoir travaillé avec tous les Premiers ministres, d’Édouard Philippe à Michel Barnier, en passant par Jean Castex, Elisabeth Borne et Gabriel Attal. Comment expliquer ce parcours ? Est-ce du génie, de la chance ou de l’habileté ?
Sébastien Lecornu : Du génie, certainement pas. En politique, il n’y a pas de génie. Les grands politiques ne sont pas des génies, mais des modèles de travail, de caractère, et de chance. Pour ma part, je suis bien trop jeune pour me comparer à eux. Je ne peux dire qu’une seule chose : j’aime ce que je fais, j’aime la politique, sous toutes ses formes, aussi bien les comices agricoles que les rendez-vous internationaux. La politique, c’est ce qui détermine à la fois la vie personnelle, celle de tout un chacun, et ce qui façonne l’avenir d’un pays, avec des rêves, des idéaux, des projets. C’est l’alliance d’un idéal et du pragmatisme. Quelle que soit la mission qui m’est confiée, je la trouve passionnante, dévorante, j’apprends, je m’y consacre tout entier, sans calcul ni a priori. Je ne cherche pas la lumière et ne suis pas doué pour les petites phrases.
On dit que je fais de la politique à l’ancienne, c’est une forme d’originalité qui a dû jouer en ma faveur. Je ne l’ai pas fait exprès. En vérité, ma vraie chance, c’est le ministère des Armées, un ministère à part, qui exige justement discrétion et loyauté. Là se joue avec plus d’enjeux qu’ailleurs ce grand écart entre le quotidien et la vision à long terme, le réalisme et la recherche de l’excellence. Aujourd’hui la guerre est à nos portes, il faut veiller à celles-ci et penser à celles de demain, pour les éviter. Aujourd’hui, il y a les crimes de la guerre et toujours, obstinément, la recherche de la paix. Hélas ! il n’y a pas de génie en politique, surtout pas de génie du bien ; en revanche, je crois fermement que le lien le plus fort, dans la politique comme dans l’armée, avec l’ami comme avec l’adversaire, c’est la confiance. C’est d’ailleurs le principe même de toute dissuasion. L’adversaire comme l’allié doivent être certains que l’on fera ce que l’on dit. Frapper si nécessaire. Voilà pourquoi j’aime ce que je fais, je fais confiance et on me fait confiance.
Lesfrancais.press : Vous avez constamment affiché votre loyauté à Emmanuel Macron alors que votre ancienne famille politique revient au pouvoir, un peu par hasard, par l’intermédiaire de Michel Barnier. Vous avez dit très clairement que le Président de la République était le chef des armées et qu’en la matière c’était lui qui était le responsable de la défense nationale. Est-ce que vous choisissez plutôt Macron que Barnier ?
Sébastien Lecornu : L’esprit de défense repose sur une certaine forme de consensus, aussi bien chez les Français que chez les dirigeants. Il n’y a donc pas de matière à polémique. Pour le reste, je ne fais que rappeler la constitution. Je l’avais fait avant les élections. Le Président de la République est le Chef des Armées. Le gouvernement dirige la politique de la Nation. Au gouvernement de mettre en place les moyens qui permettent aux armées de remplir leurs missions sous l’autorité du Chef des armées, Chef de l’État. C’est la conception même de la Ve République qui donne au chef de l’État, la responsabilité sur l’essentiel entre guillemets, c’est-à-dire l’indépendance de la France et la sécurité des Français. Aucune divergence à ce propos avec le Premier ministre, que j’ai la chance de connaître depuis longtemps – nous nous réclamons du gaullisme tous les deux – et avec lequel je travaille aussi en toute confiance. Il n’y a pas de place dans les armées pour la querelle.
Lesfrancais.press : Beaucoup de nos concitoyens vivent à l’étranger près de deux millions et demi, parmi eux, beaucoup de militaires. La France est un des rares pays à déployer ses soldats sur tous les continents. Ministre des Armées, vous êtes très impliqué dans les relations internationales, que ce soit au Moyen Orient ou dans le Pacifique. Les militaires en poste à l’étranger sont-ils des expatriés comme les autres ?
Sébastien Lecornu : Les expatriés sont des Français comme les autres. C’est cela qui compte, mais les militaires ne sont à l’étranger que parce qu’ils sont en mission sur ordre, pour un temps précis. En France ou à l’étranger, le métier de soldat n’est pas un métier comme les autres. Les militaires en poste à l’étranger ont des contraintes particulières, ils ont aussi, comme les autres expatriés, cette particularité de vivre à l’étranger, d’en subir les contraintes ou d’en bénéficier des avantages. Ils ont, comme tous les Français de l’étranger, une vision plus large que celles et ceux qui n’ont pas cette expérience de vivre dans un autre pays. C’est un enrichissement pour eux à titre personnel, c’est important pour l’ensemble de nos forces armées.
Lesfrancais.press : Quels sont, au-delà de la guerre d’Ukraine et de celle d’Israël, les points chauds de la planète sur lesquels vous jetez un regard attentif ?
Sébastien Lecornu : Le basculement du monde vers le Pacifique avec l’émergence de la puissance chinoise en fait le point de friction naturel entre les deux premières puissances mondiales. La Chine est devenue en nombre de bateaux la plus importante Marine du monde. Des Français peuvent se dire : « c’est loin le Pacifique ». Pourtant ce ne sont pas les produits chinois qui manquent en Europe. 90 % d’entre eux viennent par la mer. Pour la France, c’est un enjeu plus important encore, Il y a une France du Pacifique, la Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna, la Polynésie ; il y a une France de l’Océan Indien avec Mayotte, avec la Réunion. Nous sommes directement concernés, parfois potentiellement visés. Car nous sommes un des rares pays présents sur tous les continents de la planète. Mais ce n’est pas parce qu’il y a un nouveau pôle que les anciens disparaissent. La France est la première puissance économique et militaire de Méditerranée. 30 % du commerce mondial y passe. Les lignes de fracture sont nombreuses et peuvent l’être plus encore : Turquie, Chypre, Liban, Israël, Libye, Tunisie, Algérie, Maroc, au-delà le Sahel et ses guerres. Sur la carte du monde, les pays en conflit sont autour de nous, particulièrement en Méditerranée. Que ce soit vers l’océan lointain ou la mer toute proche. Les points chauds du globe touchent partout nos rivages.
Lesfrancais.press : Vous décrivez la fin d’un monde. Le retour au pouvoir de Donald Trump vous donne raison, et inquiète les Européens. Ajouteriez-vous un chapitre à votre livre avec cette nouvelle donne ?
Sébastien Lecornu : Comme vous le remarquez, ce virage vers le Pacifique des États-Unis, ni ce nouvel isolationnisme, ne sont nouveaux. Deux remarques : la première est que l’alliance entre la France et les Etats-Unis est la plus ancienne du monde ; elle a résisté à toutes les tensions. Elle est profonde, utile, nécessaire, elle fonctionne bien dans de très nombreux domaines, même si parfois, il y a des accrocs sévères. Nous savons gérer tout cela. La force de la France, c’est que, dans cette alliance, elle est indépendante. Nous ne dépendons pas des Américains pour notre sécurité. Deuxième remarque : il était temps que les Européens se rendent compte qu’ils devaient assurer leur sécurité eux-mêmes. C’est ce que dit le Président de la république depuis longtemps, quand il parle d’ ”autonomie stratégique ». Là , le pire serait d’agir en ordre dispersé , et le Premier ministre et le Président l’ont dit ensemble à Bruxelles et à nos amis européens, d’une seule voix.
Dès le lendemain de la victoire de Donald Trump, j’ai rencontré mon homologue allemand. Nous travaillons conjointement pour faire émerger une Europe de la défense au sein de l’OTAN. Pas contre, ce serait absurde ; à l’intérieur, ce qui est un moyen de la renforcer. Il faut cette impulsion politique, franco-allemande, pour l’imposer, y compris aux industriels. Il n’y a pas de chapitre à ajouter, il y a à accélérer la mutation nécessaire. L’Allemagne a annoncé il y a déjà quelque temps un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour la défense. Nous, nous avions fait adopter cette loi de programmation militaire qui est un effort conséquent. C’est-à-dire que nous avions vu juste. Ce n’est pas le moment de s’interroger , c’est le moment d’agir, vite et bien, unis.
Auteur/Autrice
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Député de Paris de 1993 à 2002, Ambassadeur au Honduras de 2007 à 2010, puis au Conseil de l'Europe de 2010 à 2013, il a fondé le media lesfrancais.press dont il est le Président.
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