Les diplomates s’agitent. Les pions se placent et se déplacent au risque de petits chocs, comme ce sous-marin américain en Mer de Chine qui heurta un « objet non identifié ». Après les OVNIS de la guerre froide, voici les OMNIS (Objets Marins non identifiés) de la guéguerre froide. La prochaine guerre sera cyber et maritime, annoncent les généraux. Déjà des bateaux « scientifiques » viennent renifler nos câbles sous marins au large de la Bretagne.
Tandis que l’Aukus (Australie, Etats-Unis, Royaume-Uni) bouterait la France hors de l’alliance pacifique, la Russie la pousse d’Afrique. Premier pion, la Lybie. Deuxième pion, la Centrafrique. Troisième pion, le Mali. Les mercenaires russes se proposent au colonel putschiste, qui, avec culot, dénonce « l’abandon » de la France, au moment où elle rapatrie le corps de son cinquante-sixième soldat. En même temps l’Algérie, qui nourrit depuis longtemps ses généraux cousus d’or en Russie, interdit aux avions de Barkhane de survoler son territoire.
Poutine s’adjuge la Biélorussie, et réunit bientôt à Moscou Talibans et riverains de l’Afghanistan, Iran, Inde et Chine, renforçant sa protection sur ses alliés d’Asie centrale. La Chine renforce son « aide humanitaire » à Kaboul, signe une alliance avec l’Iran, envoie ses avions survoler Taïwan. Y séjourne une délégation parlementaire française, menée par l’ancien ministre de la défense Alain Richard. Les Chinois y voient-ils une signification particulière ? En fait, non : c’est le problème. Beaucoup d’analystes voient Taïwan comme le lieu le plus dangereux du monde : Xi Jinping renouvelle sa promesse de réunification « pacifique » de la Chine, tandis que le Pentagone affiche sa collaboration avec l’armée taïwanaise. Beaux ballets diplomatiques.
Le Secrétaire d’Etat américain est venu à Paris pour renouer le dialogue : après tout, une France boudeuse n’est pas une bonne idée. Pour s’excuser sans s’excuser, il a expliqué que personne ne s’était vraiment aperçu que cela pourrait vexer les Français. Ce serait donc plus humiliant encore, si l’on ne savait qu’avec un nouveau Président, une grande partie du Département d’Etat (les ambassadeurs) doivent être renommés et confirmés au Sénat. Ce ne serait le cas que pour un tiers.
Cela sonne bien en bouche et fait toujours plaisir, mais à qui ?
Remonté, Emmanuel Macron a plaidé lors du dernier sommet européen pour une « autonomie stratégique », expliquant que cela n’était pas antinomique avec l’OTAN. Il a obtenu l’assentiment poli de ses collègues, comme d’habitude. Déçu par sa nouvelle politique africaine, il a réuni un premier sommet franco-africain sans chef d’Etat, mais avec la société civile annonçant un « Fonds pour la Démocratie». Cela sonne bien en bouche et fait toujours plaisir, mais à qui ? Les chefs d’Etat du Continent regardent avec intérêt les fonds chinois et le retour des Russes.
L’occasion de tout remettre à plat : Que ceux qui veulent partir partent.
Comment l’Europe s’intéresserait-elle au jeu de go planétaire, à l’Afrique, quand elle a du mal à être claire avec les pays des Balkans, quand la Pologne s’affranchit des règles du mariage? Si les lois polonaises sont supérieures aux traités et au droit européen, alors ce sera le cas pour les lois françaises, allemandes, belges, etc… et il n’y a plus de droit européen. En fait, plus d’Union européenne.
C’est peut-être l’occasion de tout remettre à plat. Que ceux qui veulent partir partent. Ils s’aligneront, comme le Royaume-Uni, sur les Etats-Unis. C’est déjà le cas. Que ceux qui veulent agir ensemble se donnent les moyens de mener une politique indépendante, s’accordent pour bâtir une industrie de défense commune. Car ventes et achats d’armes créent des dépendances stratégiques. Ainsi l’Australie et le Royaume-Uni ont-ils choisi la dépendance américaine en toute connaissance de cause. On dit que les objets d’art ne sont pas des marchandises, -c’est à vérifier pour celles stockées en Suisse- ; mais c’est surtout vrai pour les armes.
Ces moments où se placent ces points initiaux, des nouvelles donnes.
Où que l’on tourne son regard, se définissent aujourd’hui ce que l’on appelle dans la théorie fractale « les conditions initiales » : D’un point initial donné les suites mathématiques divergent totalement par rapport à un point voisin, aussi proche soit-il : « Extrême sensibilité aux conditions initiales », dit-on. Il y a dans l’histoire des moments où se placent ces points initiaux, des nouvelles donnes.
En ce moment, se placent les pions, les points de départ. Pologne: in or out l’ Europe? La Biélorussie, in or out la Russie ? Hier c’était l’Ukraine, le Royaume-Uni. Demain la Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie. Ceux qui défendent la souveraineté nationale contre la suprasouveraineté européenne se racontent des histoires : ils seront dépendants non plus de normes européennes, mais de normes américaines ou chinoises. C’est d’ailleurs la raison des discussions discrètes entre Européens et Américains avec la première réunion du conseil UE-USA sur le Commerce et la Technologie (TTC) qui a lieu en ce moment à Pittsburgh. Les Américains discutent-ils de cela avec les Britanniques ? La souveraineté britannique retrouvée s’articule sur Jersey et l’Irlande du Nord. Petite Grande Bretagne, en vérité.
Ceux qui ne jouent pas, ceux qui jouent avec des règles différentes, perdent.
Les Etats développent ce que l’on appelle des stratégies hybrides : une préguerre, des manœuvres de déstabilisation, partout, par tout moyen ; une sorte de harcèlement, moins moral que technologique. Des puces aux attaques cybers, des drones assassins aux réseaux terroristes en passant par les garanties monétaires et les crédits, le jeu de pion territorial se joue aussi dans la quatrième dimension. Ce ne sont pas forcément les plus forts en PIB, ou en nombre de chars qui occupent les meilleures positions. Mais il y a deux règles de base : ceux qui ne jouent pas perdent. Ceux qui jouent avec des règles différentes (qui confondent par exemple la mission d’un Etat et celle d’une ONG) perdent.
Il est à craindre que parfois la France et l’Europe se complaisent dans ces deux schémas de perdants. Dommage, ils ont des atouts bien supérieurs.
Aucun combat –celui de la défense du droit des animaux, de la dénonciation de l’esclavage, de l’antiracisme, de la lutte contre le réchauffement, de la promotion de l’égalité, de la liberté des femmes, de la révélation des fortunes cachés dans les « Panama papers »- ne peut être mené sans la basse, la sale, la nécessaire politique du cynique jeu de go.
Celui qui ne fabrique pas ses propres armes, qui ne valorise pas ses normes, ne forge librement ses alliances, ne déploie pas ses outils, ses réseaux, ses câbles, ses images sur l’ensemble de l’échiquier, sera asservie. C’est vrai pour la France comme pour l’Europe. Leur absence ne serait une bonne nouvelle ni pour la planète, ni pour l’humanité.
Le risque, c’est que cela se passe sans que l’on s’en aperçoive. Les pions sont en train de se placer, de former les conditions initiales des tempêtes à venir. Les gogos regardent. Les autres déplacent les pions.
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