Dieu est mort, cela fait bien longtemps, du moins en Europe. Il résiste ailleurs, dans le monde musulman, aux Amériques, en Afrique, en Inde, alors qu’en Chine, sous l’égide du Parti communiste, les Turbans rouges révèrent le nouvel Empereur.
Le conflit entre les anciens et les modernes
Partout, le combat entre la modernité et les religions s’exacerbe. Il se voit violemment dans le monde musulman. Mais le conflit entre les anciens et les modernes se perpétue au cœur de la civilisation de la modernité par excellence : la nôtre, celle qui a installé le progrès comme sens de l’Histoire. Le bien-être réduit à la consommation, elle se lasse. Usée par la compétitivité, des loisirs répétitifs, elle doute. Les manifestations tournent sur les ronds-points, la compassion s’affiche, maquillée, à tous les étages des télévisions.
Reconnaitre à l’idole des droits supérieurs à ceux du quidam.
Avant la chute du communisme, la religiosité animait une quête de l’homme nouveau, parfois par le massacre. Aujourd’hui, la « Nation » revient à la mode. Face à elle, la « Planète » fait le procès du progrès. Nation, planète : deux quêtes identitaires, sociétales, profondément conservatrices, mythiques, idolâtres. Reconnaitre à l’idole -Dieu, Nation, Peuple, Planète, tous en majuscule- des droits supérieurs à ceux du quidam.
Pauvres droits de l’Homme ! La religion placardisée, la société reste dévote. Le besoin d’appréhender l’invisible continue d’animer ce gigotement intérieur qui saisit tout un chacun dans le métro ou un aéroport.
Agiter un drapeau dans les temples où s’entassent des milliers de supporters, pleurer pour la planète jusqu’à l’anorexie ; la déification est partout, parallèle au fétichisme des identités, religions, nations, marques, objets, opinions.
Trois façons de saisir l’invisible : la parole, l’art, la monnaie.
Or, s’il existe mille façons de saisir l’invisible, il y en a trois majeures : la parole, l’art, la monnaie.
A regarder l’usage de la parole, deux transformations radicales aveuglent. La première est que l’écriture est universelle. Cette disposition, en rien naturelle, devient banale. Jamais il n’y eut tant de scribes. A tel point que l’oralité revient, par l’image. Il n’est pas impossible que l’écrit, aujourd’hui vainqueur, disparaisse. L’écran chassera-t-il l’écrit ?
Le deuxième phénomène est celui d’une novlangue universelle, l’anglais. Le sabir impérial fera bientôt de l’anglais un sous dialecte régional du Globish. Ce n’est pas rien, pour l’humanité, d’avoir une langue mondiale. Ce n’est pas rien non plus d’avoir une langue dénaturée.
Mozart vivait sur une planète de moins d’un milliards d’habitants, en majorité analphabètes. Sur sept milliards, combien de Mozart? La déstructuration bourgeoise de l’art classique a implosé toutes les disciplines. « En avant ! c’est le mot du Progrès; c’est aussi le cri de l’Art. Tout le verbe de la Poésie est là. Ite. », écrit Hugo à Baudelaire. Ite, en avant, a recouvert les continents. Partout du graphisme, de l’image, des éclairs, des queues, des musées, des concerts, des écouteurs, des hangars en Suisse en guise de coffre-fort, des NFT Warholiennes en néomonnaies. Ite ? Un en avant multidimensionnel, multiversel. D’où la difficulté à retrouver le sens du progrès : dans un monde à n dimensions, quand on progresse, où va-t-on ?
Par ici la monnaie ! Par là, par là bas. L’extraordinaire invention n’en finit pas de transmuter. Chaque dollar, en plusieurs avatars, se multiplie et disparait : le monde de la finance est quantique. Contrairement aux enseignements classiques, les monnaies vivent leur vie. Dépendent-elles des banques centrales, droguées au Quantitative Easing, du shadow banking de quelques opérateurs, du financement des dettes publiques, du besoin de garantie des banques commerciales, la monnaie se comporte déjà comme des particules, avec ses incroyables intrications, apparitions et disparitions subites. Avec ses ottomanies, la livre turque a perdu 75% de sa valeur. 275 millions de Chinois paient en e-yuans, et sourient, ils sont filmés par leurs achats. Monnaie flash.
Posséder un pixel estampillé de la Joconde, c’est déjà du passé. Token, cryptomonnaies, NFT gravitent. Facebook se veut champion du Metavers, mais dévisse en bourse d’un quart de sa valeur : 200 milliards. Peuchère ! Google, en face, pulvérise les records de profit : 270 milliards de dollars, plus que le déficit annuel de la France. Les « valeurs », espèces volatiles, varient comme elles n’ont jamais varié. Qu’est ce qu’une valeur ? Ce dont la valeur varie.
Cela s’explique par l’incertitude du regard. Le prix du pétrole était négatif il y a dix-huit mois. Il est à près de 100$. Le fret aérien explose, les terres rares s’envolent, les profits des banques, ruinées en 2008, agacent. Sur quoi va-t-on poser le regard ?
Le marché des jeux vidéo pèse plus de 300 milliards de $. Les échanges d’or « physique » seulement 90 milliards de $. Mais les échanges d’or « papier », plus de 10.000 milliards de $. Un ciel couvert d’étoiles. 11% des Français, pour la plupart de moins de trente cinq ans, possèdent des cryptomonnaies, bien plus que de Français actionnaires de « vraies » entreprises.
Le métier de chacun en est changé, personne n’y échappe. Devient sacré ce que chacun adule, et, de suite, recueille puissance et pouvoir. Et peut le perdre, en un instant. Ce qui demeure, c’est la gloire, la quête d’une renommée universelle.
Ces mouvements chaotiques s’expliquent moins par la mort de Dieu que par la dévotion de la société pour elle-même. Chacun se mire, participe aux mirages de « sa communauté » (mondiale, écologique, nationale, musicale, sexuelle, etc.). L’identité se forge et se déforme par cette aliénation : sentiment d’appartenance à on ne sait quoi. Chacun se façonne des opinions que l’on porte sur lui, des jugements qu’il est censé porter. Fonction de la mode morale commune, changeante, d’une certaine idée, passagère, du bien : les « prix » – coûts, salaires, allocations, subventions, plus-values, gains et pénalités- dépendent d’autant de « jugements » de valeur. Cours de bourse ou fiches de paie sont liés aux codes amoureux, judiciaires, sanitaires, certificats en vigueur momentanées. Dans ces mille mondes de censeurs, juges, coupables, le regard de la méduse réifie.
Epuisante démarche, qui se discipline par une nouvelle introduction à la vie dévote, sur la route de « biens » multiples : biens matériels, statuts sociaux, biens moraux, il faut tenir son rang. Tenir ses pensées, avis, réactions, photos, publiques, sur Facebook, Instagram. Tous les jours, les informations, devenues mondiales, imposent un exercice de dévotion, un jugement moral, aussi personnel qu’un jean, que l’on sait exposable. Le modèle chinois de reconnaissance faciale et de carnet citoyen est déjà dans les têtes occidentales.
La dévotion, chez les anciens, était une malédiction : on vouait aux dieux infernaux des êtres humains, généralement, des adversaires. Parfois, on se dévouait soi-même. Le culte du moi est immolation sociale, parce que le culte social est sacrifice de soi. Au culte du moi correspond le culte de l’autre, mais un autre moi, désincarné, supposé, figuré. A l’amour du prochain succède l’amour du double.
Jeff Bezos, nouveau Crésus du monde, avec Altolabs, une société de biologie, a levé trois milliards de dollars pour travailler sur le rajeunissement cellulaire, premier pas vers l’immortalité. Dieu est mort, mais Amazon investit dans la vie éternelle. De quoi se plaint-on ? Quelle est la capacité de crédit d’un immortel ?
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