Sauvons l'Europe : 5 décisions à prendre d'urgence

La crise déclenchée par le coronavirus frappe progressivement toute l’Europe et paralyse son économie. Dans un premier temps, les pays les plus touchés par l’épidémie, l’Espagne et l’Italie, ont été aussi parmi les plus affectés par la crise de 2008 et ses suites. Mais l’économie des deux poids lourds du continent, la France et l’Allemagne, est elle aussi en train de s’arrêter.

Que peuvent et doivent faire les institutions de l’Union européenne (UE) pour ne pas laisser chaque pays seul face à une telle situation ? Avec le risque, pour ne pas dire la certitude, de voir les plus faibles s’affaiblir encore. Il y a bien sûr la politique monétaire et l’action de la Banque Centrale Européenne (BCE). Elle avait joué petit bras et raté sa communication le 12 mars dernier, provoquant un krach sur les marchés financiers. Elle vient de se rattraper en décidant le 18 mars d’injecter 750 milliards d’euros dans l’économie européenne d’ici la fin de l’année. C’est évidemment une bonne nouvelle mais la BCE ne pourra pas continuer à agir seule et de manière indifférenciée au niveau de l’ensemble de la zone euro.

Il faut aussi mobiliser à grande échelle les outils budgétaires et être en mesure d’apporter des aides plus spécifiques à tel ou tel pays. Ce qui avait été fait de manière très insuffisante et trop tardive durant la crise de la zone euro. Des pistes existent cependant pour ne pas répéter les mêmes erreurs, c’est ce que montrent les travaux de Daniela Schwarzer et Shahin Vallée pour la DGAP allemande, ceux de Lucas Guttenberg pour le Jacques Delors Centre de la Hertie School ou encore de Luis Garicano pour VoxEU.

Effort de guerre à fournir

Dans l’immédiat, il ne s’agit pas cependant, comme pendant une crise financière classique, de soutenir la demande et de relancer l’activité. Au contraire, les Etats ont décidé de la réduire au strict minimum pour bloquer progressivement l’épidémie.

Il convient alors d’éviter les licenciements grâce à un chômage technique généralisé et bien indemnisé, d’empêcher les petites entreprises et les travailleurs indépendants de faire faillite, d’éviter que les banques ne soient étranglées et de financer un effort exceptionnel en matière de dépenses de santé. Parallèlement, il faut empêcher la spéculation sur les marchés financiers de se déployer, en particulier contre les dettes des Etats les plus fragiles.

Au niveau du budget européen à proprement parler, les moyens sont extrêmement limités : il pèse moins de 1 % du PIB de l’UE. Son usage est très encadré et Bruxelles n’a pas le droit de s’endetter en émettant des titres sur les marchés financiers comme le font les Etats. Le 11 mars, la Commission européenne avait annoncé la mise en place d’un fonds spécial de 25 milliards d’euros, soit 0,17 % du PIB de l’Union à 27, une goutte d’eau… Ce mardi, elle est allée un peu plus loin en portant ce montant à 37 milliards, via les fonds structurels non utilisés, et envisageait d’en débloquer 28 de plus ultérieurement. Mais même 65 milliards d’euros, soit 0,45 point de PIB, resteraient un montant très insuffisant.

Le tabou des « Eurobonds »

Une telle crise pourrait et devrait être l’occasion de lever le tabou des « Eurobonds », l’émission en commun par l’Union européenne (ou les Etats européens) de titres de dette publique pour financer son action. La question a été abordée par Giuseppe Conte, le président du Conseil italien, lors d’un sommet d’urgence sur la crise tenu mardi en visioconférence. Il a reçu le soutien d’Emmanuel Macron. Et, surprise, Angela Merkel n’a pas dit « non », renvoyant la balle à son ministre des Finances social-démocrate Olaf Scholz pour en étudier plus précisément les modalités éventuelles.

Le coronavirus offre en effet une bonne occasion de faire sauter ce tabou. Le principal argument pour s’y opposer jusque-là portait sur l’« aléa moral » : si les Etats membres émettent ensemble des Eurobonds, aucun d’entre eux n’aura plus intérêt à respecter une discipline budgétaire au niveau national. Mais dans le cas du coronavirus, le choc est à l’évidence exogène à la zone euro, il vient de l’extérieur, ainsi, y répondre via des Eurobonds ne peut pas éveiller le soupçon d’encourager des comportements déviants. Le chemin est cependant encore long : sans surprise, Mark Rutte, le Premier ministre néerlandais et chef de file des faucons budgétaires en Europe, s’y oppose pour l’instant.

Dans l’immédiat, le maintien des revenus des Européens, la lutte contre la faillite des entreprises et l’effort nécessaire pour combattre l’épidémie reposeront pour l’essentiel sur le budget des Etats membres. Ou plus exactement sur leur déficit et leur endettement, puisque leur politique dans l’urgence de la crise doit consister à réduire leurs recettes en exonérant entreprises et ménages d’impôts et de cotisation, et à accroître leurs dépenses pour le chômage technique, les facilités de crédit ou encore les dépenses de santé ou de maintien de l’ordre…

Il est d’ores et déjà acquis que, dans de telles circonstances, les clauses restrictives du pacte de stabilité ne s’appliquent plus : les Etats peuvent sortir des clous des 3 % de déficit public et de l’obligation de réduction de la dette publique quand celle-ci est au dessus de 60 % du PIB. Le gouvernement français, par la voix du ministre des Comptes publics Gérald Darmanin, a d’ores et déjà annoncé un déficit de 3,9 points de PIB en 2020, une prévision qui risque d’être revue à la hausse au cours des prochaines semaines.

Soutenir les entreprises en Europe

Mais cela ne suffit pas : une part significative des dépenses que vont supporter les Etats va consister à apporter des aides à leurs entreprises pour leur éviter la faillite, alors que leur chiffre d’affaires a plongé. Or, les aides d’Etat aux entreprises sont très strictement encadrées par les traités européens : c’est l’une des principales tâches de la Commission européenne de leur faire la chasse, pour éviter de fausser la concurrence au sein du marché unique. Cependant, Bruxelles a déjà averti que les aides apportées aux entreprises pour faire face spécifiquement à la crise du coronavirus ne seraient pas considérées comme mettant en danger cette fameuse concurrence.

A défaut de pouvoir apporter un soutien significatif dans l’immédiat à l’économie européenne, les institutions de l’UE ont donc déblayé le terrain pour la mise en œuvre de politiques nationales ambitieuses. Pour autant, comme sur le terrain des mesures sanitaires, il n’existe pas encore pour l’instant de véritable coordination de ces politiques nationales de réponse à la crise, même si le sommet du 17 mars a marqué un certain progrès dans cette direction – en encourageant les Etats à dépenser un point de PIB pour soutenir leurs économies et à accorder des facilités de trésorerie à leurs entreprises à hauteur de 10 points de PIB.

Chacun continue pour l’essentiel à avancer pour son propre compte, à son propre rythme. L’Allemagne a annoncé la mise en place un « bazooka » à 500 milliards d’euros, soit 14 points de PIB, la France entend mettre 300 milliards d’euros, 12 points de PIB, sur la table selon Emmanuel Macron, plus tôt l’Italie avait annoncé un plan de 25 milliards d’euros, 1,4 point de PIB, tandis que l’Espagne a dévoilé un plan de 200 milliards d’euros, 16 % du PIB. A ce stade ces plans, peu détaillés, sont difficilement comparables, car la nature des sommes prises en compte est différente : les plus importantes ne sont pas en général des dépenses publiques à proprement parler, mais plutôt de simples facilités de trésorerie offertes aux entreprises pour leur éviter la faillite.

Il n’empêche, cette énumération fait ressortir un problème potentiel majeur : dans un cadre purement national, les marges de manœuvre des gouvernements sont très différentes. Et les pays les plus touchés jusqu’ici par la pandémie – l’Italie et l’Espagne – sont aussi ceux qui disposent par eux-mêmes du moins de puissance de feu, parce qu’ils ont déjà été très affaiblis par la crise de la zone euro, dont ils s’étaient à peine remis avant que ne frappe le coronavirus. Cet effort exceptionnel risque d’achever de déstabiliser leurs finances publiques convalescentes.

La crise sanitaire actuelle a déjà fait remonter les taux d’intérêt à long terme auxquels les Etats européens peuvent emprunter sur les marchés financiers pour financer leurs dépenses, y compris l’Allemagne. Mais elle a aussi commencé à creuser de nouveau les spreads, à savoir l’écart de taux entre l’actif le plus sûr (les titres allemands) et les titres des autres pays de la zone euro.

L’Italie doit ainsi payer désormais 2,6 % d’intérêts en plus par an que l’Allemagne pour financer sa dette, contre 1,3 % il y a un mois, l’écart a doublé… Sur une dette qui pèse actuellement 137 % du PIB italien, cela représente à terme un surcoût de 3,6 points de PIB par an de dépenses pour l’Italie d’intérêts sur sa dette si cet écart se maintient durablement. Cela risque de dissuader le gouvernement italien de prendre des mesures d’ampleur suffisante face à la crise. De plus, le risque est sérieux que cet écart s’accroisse encore au cours des prochaines semaines, si la crise sanitaire se prolonge.

D’où la nécessité de trouver des solutions collectives, qui permettent d’aider les Etats les plus fragiles. Il ne faut cependant pas se faire d’illusion : même les plus solides seront affectés si la solidarité européenne est insuffisante. Comme le rappelle l’économiste Shahin Vallée : « Contrairement à ce qui s’était produit pendant la crise de la zone euro, même les taux allemands ont augmenté eux aussi ces derniers jours ». Mais l’Europe n’est pas démunie de moyens d’action, du fait notamment des nouveaux outils mis en place suite à la crise de la zone euro.

1/ La Banque européenne d’investissement doit accorder massivement des prêts aux PME

Tout d’abord, les Etats vont tous accorder des facilités de trésorerie aux entreprises pour leur éviter de faire faillite. Ils vont généralement le faire via des banques publiques, comme la Caisse des dépôts et consignations (CDC) ou la Banque publique d’investissement (BPI) en France. Au niveau européen, la Banque européenne d’investissement (BEI) pourrait fournir une partie de ces facilités pour éviter qu’elles ne pèsent sur la qualité financière de la dette de chacun des Etats concernés.

La BEI a déjà accepté d’accorder 8 milliards d’euros de prêts à des PME et de porter ultérieurement ce montant à 20 milliards d’euros. Mais ces niveaux restent faibles. L’économiste espagnol Luis Garicano propose qu’elle accorde 275 milliards d’euros de crédits, l’équivalent de 2 points du PIB de l’Union. Des montants qu’elle pourrait lever en émettant des titres sur les marchés financiers, ce qui équivaudrait de facto à des Eurobonds. Et si son capital est insuffisant pour supporter de tels prêts, les Etats devraient la recapitaliser.

2/ Recourir sans conditions aux fonds du Mécanisme européen de stabilité

Le second levier que l’Europe pourrait actionner est le Mécanisme européen de stabilité (MES) mis en place après la crise de 2010. Ce fonds est doté d’une capacité d’intervention de 410 milliards d’euros, soit 3,4 points du PIB de la zone euro. Il est destiné à aider, sous conditions, les pays qui n’arrivent plus à financer leur dette sur les marchés financiers à des taux économiquement supportables.

Il a également la possibilité, inutilisée jusqu’ici, d’accorder des crédits en urgence, avant même qu’un Etat ait été placé sous sa tutelle. Dans le contexte actuel, les dirigeants européens devraient inciter le MES à utiliser cette possibilité dès que le besoin s’en fait sentir. Le MES devrait aussi indiquer que, dans le contexte de l’épidémie, les seules conditions qu’il mettra pour accorder son aide seront d’utiliser l’argent apporté pour venir en soutien au système de santé et aux victimes du Covid-19.

3/ La BCE doit acheter des titres des Etats les plus en difficulté

L’entrée en jeu du MES permettrait également à la Banque centrale européenne (BCE) de se servir d’un outil mis en place lors de la crise de la zone euro, mais non encore utilisé pour l’instant : les Outright Monetary Transactions (OMT).

A condition que le MES ait décidé d’aider un Etat, ce mécanisme permet à la BCE d’acheter des titres de dette de cet Etat sur les marchés pour faire baisser les taux d’intérêt exigés par les investisseurs. Ce qu’elle n’a pas le droit de faire en temps ordinaire. Actuellement, elle est encore obligée d’acheter de la dette en fonction de la clé de répartition de chaque Etat à son capital : puisque l’Allemagne a la plus grosse part, la BCE achète par exemple plus de dette allemande que d’italienne sur les marchés.

4/ Renforcer les moyens de l’Union bancaire

Le quatrième levier dont l’Europe dispose désormais c’est le Fonds de résolution unique (FRU), mis en place dans le cadre de l’Union bancaire pour éviter que les difficultés éventuelles des banques d’un pays ne pèsent sur les finances publiques de celui-ci, risquant dès lors d’aggraver la spéculation contre sa dette publique. Un cercle vicieux qu’on avait observé dans les pays en crise en 2008-2010. Ce fonds, alimenté par les banques elles-mêmes, reste pour l’instant modeste : il ne dispose en effet encore que de 33 milliards d’euros, une goutte d’eau pour garantir les 35 000 milliards d’euros du total des bilans des banques européennes.

Mais une des réformes du Mécanisme européen de stabilité (MES), qui était en discussion avant la crise du coronavirus consistait à se servir de ce fonds comme « backstop » (filet de sécurité) du FRU : si les difficultés des banques excédaient la capacité de réponse du FRU, alors le MES se substituerait à lui pour soutenir les banques. Dans le contexte actuel, il serait très important que cette réforme soit actée le plus rapidement possible pour éviter que les difficultés du système financier de tel ou tel pays ne se reporte sur la qualité de sa dette publique.

5/ Financer le chômage partiel à l’échelle européenne

Avant la crise du coronavirus, on avait commencé à avancer sérieusement en Europe sur l’idée d’une assurance chômage européenne, comme moyen de mettre en œuvre des outils contra-cycliques de solidarité. La crise actuelle pourrait et devrait être un moyen de commencer à la mettre en œuvre, en finançant une partie du chômage partiel qu’elle entraîne via des fonds européens. Si elle se prolonge, il sera sans doute aussi nécessaire d’envisager l’option de la « monnaie hélicoptère », de l’argent versé directement sur les comptes des ménages par la BCE, comme l’envisage également Donald Trump aux Etats-Unis…

Face à la crise économique et sociale sans précédent qu’est en train d’engendrer en Europe la pandémie de coronavirus, nous ne sommes donc pas totalement dépourvus d’outils pour réagir de façon solidaire. Mais comme lors des dernières crises économiques et financières, une course de vitesse est engagée : l’Europe sera-t-elle capable cette fois de réagir autrement que sur le mode du « trop peu, trop tard »

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