Roland Lescure : « La naïveté industrielle et écologique est terminée »

Roland Lescure : « La naïveté industrielle et écologique est terminée »

Alors que les États-Unis ont mis en œuvre un plan ambitieux de 400 milliards de dollars pour décarboner leur économie, l’Inflation Reduction Act (IRA), la question de la réindustrialisation européenne est sur toutes les lèvres. Pour EURACTIV France, le ministre de l’Industrie Roland Lescure expose les priorités françaises et européennes pour préparer au mieux cette « nouvelle révolution industrielle ».

Roland Lescure est ministre délégué chargé de l’Industrie. Il est élu député (Renaissance) de la circonscription Amérique du Nord des Français de l’étranger en 2017, puis en 2022. Entre 2009 et 2017, il occupe le poste de premier vice-président de la Caisse de dépôt et placement du Québec, deuxième fonds de pension le plus important du Canada. 

Le ministre délégué chargé de l’industrie Roland Lescure [Ministère de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique]

EURACTIV France. En tant que ministre chargé de l’Industrie, considérez-vous que la réindustrialisation française soit enfin lancée ?

Roland Lescure. Après un déclin de l’industrie française ces trente dernières années, le premier mandat [2017-2022] du président Emmanuel Macron a permis de recréer des sites industriels, donc de l’emploi.

Depuis, l’image de la France a changé, ce qui intéresse beaucoup les investisseurs internationaux.

Mais nous devons accélérer, car nous sommes à l’aube d’une nouvelle révolution industrielle, qui consiste en deux chantiers : décarboner l’industrie traditionnelle et développer l’industrie de la décarbonation.

Cette révolution ne peut se concevoir que dans un cadre européen intégré et ambitieux.

Pourriez-vous parler d’un « protectionnisme vert européen » ?

Non : comme au football, je préfère l’attaque à la défense, la conquête à la protection.

Cela nécessite des bases arrière solides. Nous voulons ancrer dans les territoires les nouveaux champions de cette révolution industrielle – hydrogène, voitures électriques, etc. Les américains ont eu la même approche avec les GAFAM [Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft] lors de la révolution numérique.

N’est-ce pas naïf de refuser de parler de protectionnisme, alors que les États-Unis et la Chine n’hésitent pas à le faire ?

Au contraire, le temps de la naïveté industrielle et écologique est terminé. Nous croyons toujours au libre-échange, mais cette fois-ci les « yeux ouverts », sans être dupes.

Nous savons que la décarbonation n’est pas rentable dans l’immédiat et qu’elle nécessite un financement par la puissance publique. L’IRA a été un déclencheur. L’UE réalise enfin l’urgence et l’ampleur du défi.

À bon entendeur, rappelons que l’IRA est une bonne nouvelle pour la décarbonation mondiale.

En réponse à l’IRA, le Plan industriel vert présenté par la Commission européenne ne risque-t-il pas de mettre à mal le marché unique européen en augmentant les distorsions de concurrence, comme le craignent certains États membres ?

Dans le cadre du Plan de la Commission, nous soutenons la mise en place d’un fonds de souveraineté européen, qui permettra la mise en commun de ressources financières, justement pour éviter de mettre à mal le marché unique européen.

Cette négociation est en cours. Il y a des avancées et des blocages, mais je suis certain que nous finirons par converger.

Mais déjà, nous réorientons 250 milliards d’euros de fonds européens existants pour accélérer la révolution verte, avant même de nous pencher sur des nouveaux financements.

Enfin, la simplification administrative nous permettra d’être plus efficaces. Elle peut être largement améliorée, et nous nous y attelons.

Comment concilier les positions de ceux qui, comme la France, soutiendraient un nouvel endettement commun et de ceux qui le refusent, comme l’Allemagne et l’Autriche ? 

Nous ne devons pas nous braquer sur un seul et unique instrument. Le gouvernement français a eu tendance à trop le faire par le passé, le rendant populaire à Paris, mais inefficace à Bruxelles.

Le plus important est de reconnaître que l’économie de la décarbonation a besoin de financements publics et d’une stratégie industrielle proactive. Sans cela, l’industrie de la décarbonation se développera ailleurs qu’en Europe, et nous serons contraints de l’importer.

Le plan « NextGenerationEU » [un programme de dette commune européenne à hauteur de 800 milliards d’euros] a montré qu’à 27 nous étions capables d’adopter une stratégie commune et de s’endetter ensemble lorsque c’était nécessaire.

Pour décarboner l’économie, les prix de l’énergie doivent être maîtrisés. Or, les avis divergent aussi sur la réforme du marché européen de l’énergie, que la France souhaite au plus vite, contre l’Allemagne qui temporise. Un compromis est-il possible ? 

Si actuellement les prix de l’énergie baissent et donnent l’impression que certaines industries s’en sortent, ma seule certitude est que 2023 sera une année incertaine.

Tant que la guerre en Ukraine se poursuit et que les approvisionnements énergétiques ne sont pas stabilisés, le marché restera en effet sous pression.

En réalité, il n’y a rien de tel pour conduire les politiques à agir et faire un pas l’un vers l’autre.

Puisque la France souhaite améliorer au plus vite la visibilité des acteurs du marché, montrons l’exemple et signons quelques contrats énergétiques de long terme entre EDF et des industriels, enjeu au cœur d’une réforme structurelle du marché.

L’Europe avance lorsque la France est pourvoyeuse de solutions plutôt que donneuse de leçons.

Dans cette course à la réindustrialisation européenne, quel est l’avantage comparatif de la France ?

Son électricité bas carbone et peu chère grâce au nucléaire.

Certains de nos partenaires européens vous reprochent ce soutien au nucléaire. La décarbonation sans nucléaire est-elle possible ?

Pour nous, c’est impossible. Sans vouloir agiter le chiffon rouge, je pense que nous sommes du bon côté de l’Histoire.

La réalité physique est sans appel : le nucléaire est une énergie bas carbone et puissante, à tel point que le Japon relance actuellement des programmes nucléaires, malgré la catastrophe de Fukushima en 2011.

Cette vision est-elle partagée par les institutions européennes ?  

Le principe de neutralité technologique est inscrit dans les Traités et nous travaillons sans relâche avec l’ensemble de nos partenaires pour qu’il soit traduit dans la réalité, car c’est cela qui nous permettra de bâtir un marché européen de l’énergie robuste et souverain.

Néanmoins, il faut aussi développer les renouvelables. Or, je reconnais qu’en raison de la puissance nucléaire, la France a pris du retard sur ce point.

Nous devons maintenant marcher sur nos deux jambes, les renouvelables et le nucléaire, plutôt qu’à cloche-pied.

Le gouvernement français s’est engagé à produire plus de 2 millions de voitures électriques par an d’ici 2030. Comment accommoder cet objectif avec la nécessaire sobriété énergétique, qui voudrait que nous consommions moins ? 

Je suis en désaccord total avec ceux qui pensent que sobriété et production sont inconciliables.

En revanche, sur le moyen et long terme, la sobriété, qu’elle soit subie ou choisie, est compatible avec une croissance de bonne facture, tandis que la décroissance est anti-sociale.

Elle suppose, évidemment, un soutien économique et politique de taille.

Au cœur de la transition écologique se trouve la question de la sécurisation des métaux critiques et stratégiques. La Commission européenne prépare un Critical raw Material Act pour mi-mars, dans lequel elle devrait pousser pour le redéveloppement de mines en Europe. Dans ce contexte, la France est-elle prête à relancer sa filière minière ?

Oui, nous devons aller chercher les ressources minières partout où elles se trouvent, dans le cadre d’une stratégie cohérente et coordonnée, de l’exploitation des ressources jusqu’au recyclage.

D’un côté, cela implique d’exploiter nos ressources domestiques, comme le lithium qui se cache sous notre sol métropolitain ou le nickel en Nouvelle Calédonie, tout en s’assurant que cela soit soutenable, avec un impact minimal sur l’environnement.

De l’autre, nous investissons dans les technologies de démontage, de recyclage et de réutilisation des matériaux.

Tout cela nécessite des financements publics et privés. Le gouvernement français s’apprête à lancer un fonds qui pourra allier capitaux privés et publics pour assurer le financement des filières minières.

Et ce, malgré les possibles blocages des riverains ?

L’acceptabilité sociale de la transition écologique est le défi majeur des années à venir.

Nous devons assumer la complexité de la décarbonation, qui nous contraint à remplacer une partie de nos dépendances par des matières premières que nous produisons nous-mêmes.

Propos recueillis par Théo Bourgery-Gonse et Paul Messad le 22 février 2023 / Édité par Davide Basso pour Euractiv France, notre partenaire.

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