Le Monde s’échauffe tant climatiquement que socialement et politiquement. De nombreux pays connaissent des mouvements d’opinion plus ou moins durs comme au Chili, au Liban, en Bolivie, au Royaume-Uni, en Espagne avec la Catalogne, à Hong Kong. Il y a quelques mois, avec les « gilets jaunes », la France a été confrontée à sa plus longue crise sociale depuis mai 1968. Ces tensions interviennent dix ans après la survenue de la grande récession de 2008/2009 et après une phase rapide de bouleversements économiques marqués par la mondialisation et de la digitalisation.
Bouleversements et manifestations
Les sociétés sont plus mobiles, plus précaires et plus sensibles aux questions d’équité. Les nouveaux moyens de communication permettent une diffusion rapide des informations, vraies et fausses. Autrefois cantonnés aux cafés du commerce, les rumeurs sont sur la place publique en temps réel. Les manifestations de rue, le mécontentement des peuples sont également l’expression d’une crise des nations. Il n’est pas étonnant que le Royaume-Uni, l’Espagne, la France et les États-Unis traversent une période de doute. Le Royaume-Uni est tout à la fois composé d’îles et de plusieurs peuples. L’Espagne est, depuis des siècles, confrontée à un exercice d’équilibrisme avec les Basques et les Catalans. La France, pays centralisé, peine à trouver sa voie dans un monde de plus en plus horizontal. Les États-Unis craignent de perdre la suprématie dont ils disposent depuis plus d’un siècle.
Inégalités et légitimités
Une nation, c’est une armée, une monnaie, une administration fiscale et un pouvoir légitime. C’est surtout une histoire qui transcende la population, qui réunit les différentes classes sociales. Le respect des règles, de la hiérarchie, de l’autorité n’est pas en soi naturel. Elle est le fruit d’une éducation et l’expression d’un mutuel intérêt. Les inégalités sont acceptées si elles sont jugées légitimement immuables (société d’ordres) ou modifiables (régimes démocratiques). Les inégalités sont également la conséquence de la rareté de l’ensemble des biens. Ces derniers sont répartis en retenant soit des critères d’ordre (Noblesse, Clergé, Tiers État par exemple), soit des critères économiques, d’éducation, de renommée. La distribution des revenus est censée refléter celle des compétences et des talents. L’inégalité de traitement peut être perçue comme le fruit des rapports économiques et d’une coercition juridique (le monopole du pouvoir coercitif par les pouvoirs publics). Cela suppose évidemment que le pouvoir soit jugé comme légitime et que ce dernier fédère la population à travers son action.
Longtemps, les menaces extérieures ont servi de catalyseur à l’union des États. La rivalité franco-allemande en a été un terrible exemple. Au XIXe siècle, les guerres coloniales ont servi de dérivatif tant aux tensions européennes qu’aux problèmes sociaux générés par la première révolution industrielle. Au XXe siècle, les idéologies national-socialiste et communiste ont joué ce rôle de ciment des peuples en Allemagne, en Russie et dans quelques autres pays. D’autres histoires plus positives ont conduit à rassembler.
Avec le Fordisme, avec l’essor de l’État providence, un nombre croissant de la population a pu, à partir des années 1920, accéder au marché de consommation. L’ascension sociale, l’achat d’une voiture, d’un logement et la possibilité de partir en vacances étaient autant de signes de la montée en puissance des classes moyennes. Les barrières sociales semblaient pouvoir disparaître. Toutes les classes sociales regardaient le journal télévisé à 20 heures et le film qui suivait. Après la Seconde Guerre mondiale, sur le vieux continent, le projet européen a été également un élément fédérateur au sein et entre pays européens. Il symbolisait la paix après une longue période de conflits sur le continent. Il donnait le moyen de réconcilier la France et l’Allemagne. Il servait aussi de bouclier économique face aux pays d’Europe de l’Est, bouclier d’autant plus efficace qu’il était couplé à l’alliance militaire avec les États-Unis (l’OTAN).
La démocratie libérale n’est pas devenue universelle
L’effondrement du bloc soviétique entre 1989 et 1991 a supprimé à l’Ouest un des ciments des peuples. Le livre de Francis Fukuyama sur la fin de l’histoire avait lors de sa publication en 1992 reçu un grand écho (La fin de l’histoire et le dernier Homme). La fin de la guerre froide était censée marquer la victoire idéologique de la démocratie et du libéralisme sur les autres idéologies politiques. Si Fukuyama admettait que cette victoire ne serait pas sans provoquer de nouveaux conflits, il estimait que la démocratie libérale avait vocation à être universelle. La suite des évènements va se charger de nous rappeler que l’histoire est et restera tragique.
Au mois de juin 1989, les autorités chinoises répriment les manifestants sur la place Tien An Men, au mois de novembre, le Mur de Berlin tombe. Le 11 septembre 2001 marque une indéniable rupture dont les blessures sont encore bien visibles. Les attentats contre le World Trade Center révèlent aux Occidentaux qu’une partie de leur population adhère à une toute autre histoire que la leur, que la démocratie ne constitue pas une valeur naturellement universelle.
Si dans un premier temps, la menace de l’islamisme a contribué à rassembler les populations des États occidentaux, depuis plusieurs années, elle est une source de divisions, de défiance car la menace n’est pas qu’extérieure, elle est, en effet, bien souvent à l’intérieur des pays. Si la guerre froide mettait en compétition les États démocratiques et les États communistes, cette guerre qui pouvait également se mener à l’intérieur des États via les dissidents au parti communiste, avait soudé l’Ouest. Les pays d’Europe de l’Est et l’URSS ont dû faire face à une lente désintégration interne.
La fin des certitudes
Avec l’islamisme, la guerre est d’une autre nature, plus diffuse et plus violente avec le recours au terrorisme. Les États concernés éprouvent les pires difficultés à bâtir une histoire positive. La position défensive est une source permanente de tensions. Les États occidentaux sont entrés dans une phase de relecture de leur passé et de repentance qui aboutit à corriger en profondeur l’histoire nationale. Cette remise en cause est une source de déstabilisation importante. La fragilisation de la population est accrue par la mutation de l’économie avec, à la clef, la fin de certaines certitudes. Durant des années, nombreux étaient ceux qui espéraient le développement des pays du tiers monde.
Les années 90 et 2000 ont permis à de nombreux États de sortir de la misère grâce à leur participation au commerce international. La mondialisation qui en a résulté a permis de réduire le coût de nombreux biens (vêtements, électronique, informatique) mais, par sa vitesse, elle a provoqué une réallocation des activités économiques dont ont pâti les ouvriers puis les classes moyennes. La désindustrialisation a modifié la carte économique des territoires. Les usines qui s’étaient installées en milieu semi rural ont disparu laissant des territoires en friche. Au cours de ce dernier quart de siècle, les économies occidentales se sont tertiarisées, conduisant à une concentration accrue de la population au sein des grandes métropoles. La désertification des campagnes s’est ainsi accélérée laissant l’impression que les pouvoirs publics délaissaient une partie de la population. L’essor d’Internet, la digitalisation des activités, le commerce en ligne ont accentué cette tendance. Si Internet permet de travailler ou de commander des produits à distance, il conduit à une concentration des habitants dans des grandes villes. Elles sont les sources en données des GAFAM.
Segmentation des territoires et fractures sociales
Une métropole avec des millions de personnes qui y vivent, y travaillent et y transitent est une usine de production des données. En milieu rural, il est impossible d’avoir la même création de richesses. L’activité des GAFAM, c’est le traitement des grands nombres. La segmentation des territoires et de la population s’accroît et alimente le populisme. Avec les réseaux sociaux, tout un chacun est créateur d’histoires. Ainsi, les membres de la communauté Facebook se plaisent à afficher les photos de leur vie, de commenter leur vie personnelle, celle de leurs voisins et celle des dirigeants. Tout en étant au cœur de l’histoire, ils s’en sentent étrangers. Internet rapproche en permettant de toucher du doigt des évènements éloignés tout en générant de la frustration. L’expression d’un avis ne permettant pas d’infléchir le cours de sa destinée, conduit leurs auteurs à considérer qu’ils ne sont pas entendus. L’égotisme est devenu la première religion.
La construction du pouvoir repose sur sa sacralisation. La royauté de droit divin conciliait le temporel et le spirituel. Les monarques étaient censés avoir des pouvoirs spéciaux. Ainsi, les rois de France étaient reconnus pour avoir la faculté de soigner les écrouelles. Le faste royal participait à la magie du pouvoir. La République avec son décorum, ses codes a repris les codes royaux. L’uniforme préfectoral, les attributions de décorations, la garde républicaine, etc., concourent à distinguer l’exercice du pouvoir des autres activités. Le pouvoir de décider pour des millions de personnes voire de les amener à la mort en déclarant la guerre est un art très particulier. Le concept de creuset républicain visait à amalgamer des populations d’origines sociale et ethnique différentes. Depuis le XIXe siècle, le pouvoir est très lié à l’idée de nation.
Désacralisation du pouvoir
Selon Ernest Renan, la nation repose sur deux composantes : la possession en commun d’un passé fruit de l’histoire et le consentement, ou désir actuel de vivre ensemble afin notamment de faire valoir l’héritage et d’ajouter une pierre supplémentaire à l’édifice. La remise en cause du pouvoir depuis une trentaine d’années est liée à sa désacralisation. La télévision a contribué à sa banalisation. L’homme et la femme politique sont devenus accessibles. Ils ne détiennent plus le monopole du savoir, et ont perdu leur aura, notamment en participant aux émissions de divertissement. La politique est devenue un spectacle, un show dont les acteurs peuvent être honnis après avoir été loués. Les smartphones, les réseaux sociaux ont supprimé la distance vis-à-vis des élus qui redevenus à leurs yeux de simples mortels. Leurs travers, leurs faiblesses peuvent être visionnés en boucle. Il n’y a plus de filtre. Les élus ont accentué le trait en se pliant avec grâce aux nouvelles règles du jeu. Twitter est devenu un outil de communication de politique intérieure et extérieure. Les médias et les réseaux sociaux exigent de l’immédiateté, de la surenchère.
La scénarisation du pouvoir est la règle mais cela ne crée pas une histoire. Cela ne permet pas de rassembler, bien au contraire, la politique moderne repose sur le clivage des opinions quand il y a encore trente ans, il fallait tenter de convaincre « deux Français sur trois » pour reprendre le titre d’un ouvrage de Valéry Giscard d’Estaing.
Retour du nationalisme
À défaut de message positif, le nationalisme fait son grand retour soixante-quinze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Sur le vieux continent, le projet européen génère une sourde hostilité. L’Europe sert de bouc-émissaire à toutes les frustrations, à tous les problèmes. Elle renvoie la forme d’un pouvoir technocratique, défendant les valeurs de l’ultralibéralisme. Elle est accusée de saper les fondations des nations. L’élévation du niveau scolaire était censée prémunir les pays du nationalisme et du populisme. Cette affirmation ne s’est pas toujours vérifiée dans le passé. Le niveau élevé de formation de l’Allemagne dans les années 30 ne l’a pas empêchée de plonger dans l’obscurantisme et la barbarie avec le nazisme.
Jamais, le nombre de diplômés au sein des pays occidentaux n’a été aussi élevé. La massification des systèmes éducatifs n’est pas sans lien avec les affres d’une part grandissante de la population. Le niveau des emplois proposés est jugé insuffisant au regard des compétences acquises. Le sentiment de déclassement commence dès la fin des études par la déception que peuvent ressentir des jeunes actifs face à leur situation professionnelle.
Mise en cause des Etats
L’absence de perspectives dans un monde sans direction est un catalyseur de révoltes. Pour la première fois depuis le XVIIIe siècle, les États nations se retrouvent concurrencés dans le processus d’élaboration de l’histoire. Un non-État terroriste, Daech, a été capable durant trois ans de perpétrer des attentats dans de nombreux pays. Des mouvements terroristes comme Al Qaeda, avaient réussi à mener des opérations terroristes en plusieurs lieux sur la planète. Daech a créé un précédent en unissant, depuis la Seconde Guerre mondiale, un pouvoir étatique, un territoire, une population, une armée et une volonté de destruction en dehors de ses frontières.
Le développement des entreprises du digital (GAFAM, Netflix, etc.) constitue pour les États nations une autre source de fragilisation. Leur domaine d’action dépasse par nature les frontières des États. L’accumulation des données génère des richesses et renforce un peu plus leurs positions. Par leur savoir-faire technique, ils disposent d’informations bien plus précises sur la vie des citoyens que celles en possession des États. Au Sénégal, Orange est tout à la fois opérateur de télécommunication, banquier et percepteur pour le compte du Gouvernement.
Si aujourd’hui, les pays occidentaux tentent d’empêcher la libre circulation du libra de Facebook, demain l’un d’entre eux, au nom d’un intérêt financier, pourrait l’accepter comme monnaie. Le risque sera alors la remise en cause à terme des principes de souveraineté des États. De même, qui disposera des capacités de surveillance et de normalisation des comportements, la police ou l’intelligence artificielle délivrée par les GAFAM et consœurs ? Aujourd’hui, déjà, Google et YouTube entrent en concurrence avec l’éducation nationale. La magie de l’instituteur et du professeur n’opère plus quand celle des grandes plateformes Internet s’affirme. Pour l’environnement, les États seront-ils maîtres de la transformation énergétique, délègueront-ils à des entreprises les missions ou seront-ils tout simplement dépassés par les évènements ? Les métropoles, productrices de données peuvent-elles faire alliance avec les GAFAM pour créer une République des cités connectées et s’affranchir de la tutelle pesante des États ?
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