Quand le modèle européen vacille

Quand le modèle européen vacille

Pendant des décennies, l’Union européenne a été convaincue du bien-fondé de son modèle reposant sur quelques principes clairs : des relations régulées par le droit, un système d’État-providence développé, une division des pouvoirs entre le Conseil, la Commission et le Parlement. Ce modèle n’était pas sans lézardes mais les Européens ont préféré les masquer.

La première concerne l’hostilité d’une part non négligeable de la population à la construction européenne, hostilité qui s’est manifestée par le rejet du traité constitutionnel de 2005 par référendum en France et aux Pays-Bas ainsi que par le Brexit. La deuxième est liée à la difficulté croissante de mettre en œuvre des projets communs. La troisième s’explique par l’absence de vision de long terme et de responsables politiques capables de créer un nouvel élan européen.

Panne économique

Le modèle européen vacille sur le plan de l’économie. En vingt ans, le décrochage avec les États-Unis a été important. L’océan Atlantique est devenu un fossé. L’Europe se découvre nue face à la résurgence des tensions internationales. Elle a accusé le coup avec la guerre en Ukraine. Les volte-face de Donald Trump ont créé un moment de panique, en particulier en ce qui concerne le soutien militaire de son pays à l’Europe. Cette dernière réapprend que l’histoire est tragique.

À l’ère de la mondialisation, l’Union européenne avait comme objectif de transformer des États-nations en un bloc plus fort que la somme de ses parties tout en ne remettant pas en cause leur souveraineté. Cette alchimie semble avoir atteint ses limites. L’Union européenne a été durant des années une réelle puissance commerciale grâce à l’Allemagne, aux Pays-Bas et aux États d’Europe du Nord. Or, la Chine est devenue un rival commercial même, voire surtout, sur les marchés de pointe. Elle surclasse des pans entiers de l’industrie européenne, à commencer par l’automobile.

L’an dernier, le déficit commercial de l’Allemagne avec la Chine s’élevait à 66 milliards d’euros. Il pourrait atteindre, cette année, plus de 85 milliards, soit environ 2 % du PIB. Les Européens multiplient les mesures protectionnistes mais Pékin exploite la dépendance du Vieux Continent pour infléchir cette politique. Dans des secteurs stratégiques comme celui des semi-conducteurs ou des terres rares, les autorités chinoises menacent l’Europe d’embargos.

L’assaut américain

Depuis son retour à la Maison-Blanche, Donald Trump a créé une double onde de choc qui ébranle les Européens. Premièrement, il a imposé un accord commercial à l’Union avec un relèvement des droits de douane et des obligations d’achat et d’investissement aux États-Unis. Il a ainsi mis fin à l’idée d’une convergence commerciale entre les deux blocs occidentaux, convergence qui était de mise depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Sur le terrain de la sécurité, Donald Trump a demandé un effort financier plus important de la part des Européens qui, en outre, ont pris conscience que la garantie américaine n’était plus automatique. Le rapprochement entre Washington et Moscou sur le dossier ukrainien a été durement ressenti par les capitales européennes. Les dernières déclarations de Donald Trump sur une possible intermédiation américaine entre l’OTAN et la Russie ont donné l’impression que les États-Unis n’étaient plus partie prenante de l’organisation militaire. Face aux velléités hégémoniques de la Russie qui entend laver l’affront de la fin de l’URSS, les Européens se découvrent orphelins ou presque du bouclier américain.

L’Union européenne et les États-Unis ont conclu, dimanche 27 juillet 2025, un accord qui révèle de nombreuses contradictions.
L’Union européenne et les États-Unis ont conclu, dimanche 27 juillet 2025, un accord qui révèle de nombreuses contradictions. ©Reuters

Les anciens colonisateurs, la proie des nouveaux impérialistes

L’UE avait été conçue pour prospérer dans un monde prévisible, régi par des règles et des procédures. Elle se retrouve désormais prise en étau, devant faire face à des puissances impérialistes. Les États européens sont traités avec un mépris affiché par les dirigeants des États-Unis, de la Russie ou de la Chine. Face à cette situation, à Bruxelles et dans certaines capitales, certains prônent le recours au protectionnisme commercial et à la politique industrielle afin de préserver des secteurs manufacturiers jugés stratégiques. Au nom de la sécurité nationale, il faudrait protéger indistinctement tout et n’importe quoi, des céréales au bois en passant par l’acier et les automobiles. Une telle politique ne ferait qu’accélérer le déclin européen. Les hausses tarifaires représentent un impôt supplémentaire pour des consommateurs qui sont déjà en Europe lourdement taxés. En outre, l’Europe, confrontée à un vieillissement démographique, ne peut maintenir son rang que par les exportations. Si elle se lance dans le protectionnisme, elle perdra des parts de marché, les autres pays lui fermant leur marché.

Garder le cap

Des voix se font entendre selon lesquelles les problèmes des Européens sont avant tout provoqués par Bruxelles. Le remède à la léthargie européenne serait le retour aux capitales nationales. Or, le Brexit devrait servir de leçon en la matière. La sortie de l’Union européenne du Royaume-Uni n’a pas réglé le problème de l’immigration. Elle se traduit par un affaiblissement de la croissance et par une hausse sans précédent des impôts.

Que doit donc faire l’Europe ? Elle doit garder son cap et ne pas céder à l’air du temps. Elle peut tirer bénéfice de son rôle de gardienne de l’État de droit. Même si les États-Unis, la Chine ou la Russie bafouent le multilatéralisme, de nombreux pays plus petits savent qu’ils ont intérêt à évoluer dans un monde régulé et transparent. L’UE, grâce à la taille de son marché et à son expertise technique, conserve une forte capacité de rassemblement, notamment en matière commerciale. Elle devrait se positionner comme le pôle de ralliement des pays désireux d’avancer sans les États-Unis, qui ne représentent que 16 % du commerce mondial. Totalement incompris en France, les accords commerciaux sur le modèle de celui négocié avec le Mercosur devraient être généralisés. Les marchés indien et d’Amérique du Sud peuvent compenser en partie celui des États-Unis. L’Union européenne dispose d’importants leviers pour agir sur les échanges commerciaux. Elle peut agir contre le dumping chinois et les subventions déloyales. Ursula von der Leyen, présidente de la Commission, a promis de répondre aux restrictions chinoises sur les terres rares en favorisant l’émergence de filières européennes. Certes, cela exigera du temps et des investissements.

Pour les pays européens, un deuxième chantier consiste à mieux exploiter la puissance qu’ils détiennent déjà en intégrant davantage leurs économies. Aujourd’hui, de nombreuses forces politiques s’y opposent. Mais l’hostilité à l’encontre de l’Europe se nourrit de l’inaction. En négligeant l’intégration, l’Union s’affaiblit. Conçu pour les biens, le marché unique reste inadapté à des économies désormais dominées par les services. L’Europe parle beaucoup de déréglementation, mais la tentation de réguler demeure souvent plus forte. Les gouvernements hésitent à mettre en œuvre les préconisations du rapport rédigé par Mario Draghi, par crainte de perdre en souveraineté. Les gouvernements, au nom d’un populisme facile, se trompent de bataille. Ils mettent beaucoup d’énergie dans la réindustrialisation en pointant du doigt la concurrence chinoise. Mais les emplois industriels d’usine auraient décliné même sans celle-ci. La réouverture d’usines ne donnera pas lieu à d’importantes créations d’emplois. En outre, chaque État entend conduire en solitaire sa politique de réindustrialisation, au risque de gaspiller l’argent public et de créer des surcapacités de production.

L’Union européenne se doit de surmonter les blocages et les difficultés liées à la participation de 27 pays souverains aux intérêts pas toujours convergents. Conscients de la menace, les dirigeants européens doivent convaincre leurs citoyens qu’une transformation est inéluctable. Soit l’Europe reprend en main son destin, soit la Chine et l’Amérique lui imposeront des changements autrement plus douloureux.

Auteur/Autrice

  • Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.

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