J’allume, tu es mort. Illuminer un navire, pour les marins, est un acte de guerre.
Trois fois, en juin, « Le Courbet » a subi une illumination radar de la part d’un navire turc, qui protégeait un cargo de contrebande livrant des armes en Libye, violant comme chaque semaine l’embargo des Nations-Unies.
Depuis, la Turquie a continué les livraisons et multiplié insultes et manœuvres militaires, et prétend forer dans les eaux grecques et chypriotes. Cela irrite les plus cléments, Américains et Allemands. Ivresse du pouvoir, haute stratégie ?
Erdogan est dans une situation intérieure difficile. L’économie turque plonge, le pays est divisé, la question kurde brûle, la démocratie étouffe. L’opposition a pris Istanbul. Il y a quelques années, la Turquie modernisait sa justice, ouvrait son économie, frappait aux portes de l’Europe. Aujourd’hui, après une série de purge, elle se militarise. Le ministre de la défense, le général Hulusi Akar, l’homme de l’épuration, en est l’étoile montante. Guerre en Syrie, au Kurdistan, en Lybie, conflit à Chypre, en Grèce : Erdogan a besoin d’ennemis pour souder ses troupes dans un réflexe nationaliste, réflexe banal du coup de menton quand le cerveau s’atrophie.
Les caisses sont vides, les prisons pleines.
Sans réussite. Erdogan resserre sa poigne, s’il la relâche, il tombe. Suite au coup d’Etat d’il y a trois ans, appelé par dérision le mou d’Etat, 77 000 personnes sont encore en prison (dont 17 000 femmes et 750 enfants), 240 000 attendent d’être traduites en justice, 150 000 fonctionnaires ont perdu leur emploi – selon le gouvernement. La première raison du durcissement d’Erdogan est donc du à sa fragilité intérieure.
Ses faiblesses sont réelles. La Turquie accueille des millions de réfugiés. Les Kurdes forment un quasi Etat à la frontière ; ceux de Turquie voient en Erdogan un tyran. Le Kemalisme traditionnel est toujours vivace. La confrérie Gülen n’est pas un mirage.
La volte face diplomatique d’Erdogan parait cependant absurde. Il aurait plutôt besoin d’amis. Grand allié des Etats-Unis, il flirte avec les Russes. Sunnite, il sympathise avec les Perses, chiites. Candidat à l’Europe, il la menace.
Grace à l’Iran, remplacer l’Arabie
Le virage d’Erdogan s’explique par la stratégie des Frères musulmans, dont il est un des relais. L’enjeu : la domination du monde musulman. Leur adversaire : l’Arabie saoudite. Ce qui explique le soutien turc à l’Iran, leur ennemi, au Hamas, au Hezbollah, au gouvernement de Tripoli, lui aussi dans la mouvance des Frères, et la haine du Maréchal Sissi, qui a renversé le Président Morsi, chef des Frères musulmans d’Egypte.
L’Iran, perse et chiite, ne peut devenir le leader du monde arabe. En revanche, l’Iran affaiblit l’Arabie, ce qui peut laisser la place à un autre pays. Erdogan est candidat. Cette stratégie peut réussir. Les Saoudiens sont faibles, les Etats-Unis se retirent, l’Europe laisse faire.
Erdogan a choisi la France pour adversaire. Elle ne laisse pas faire. Elle reste la seule puissance diplomatique européenne, avec son siège au Conseil de sécurité. Elle est la seule à avoir une puissance militaire, une influence diplomatique. Mais c’est un puissance faible, bonne cible.
La France, une bonne cible
, une référence en Turquie pour tous les ennemis d’Erdogan. Elle a une population musulmane sur son sol, des réseaux animés par les Frères. Elle soutient les Arméniens. Elle a fermé la porte de l’Europe à la Turquie. Enfin, Turquie et France n’ont pas de vrais différents, aussi une volte face négociée est possible, d’autant que les Français voudront la paix plutôt que la guerre. La France est donc un bon ennemi pour Erdogan.
Quand Erdogan dénonce le néocolonialisme de la France, il veut flatter les Arabes mais rappelle la puissance des Turcs, un peuple qui, venant de l’Altaï, a pris Constantinople et s’est installé à Alger, razziant les côtes méditerranéennes, transformant les enfants chrétiens en esclaves soldats. Or, en Afrique du nord, comme en Méditerranée orientale, c’est la France qui chassé les Turcs, d’Alger, de Salonique, d’Alep. Un petit air de revanche rappelle grandeur passée et fierté bafouée.
Enfin des alliances pour la France
Que doit faire la France ? Ce qu’elle fait. Alors qu’elle n’avait pas de stratégie en Méditerranée – si elle en avait eu une, elle aurait pu prévenir ces conflits- elle active enfin des alliances : Grèce, Italie, Egypte et enfin, Algérie, Tunisie. Oblige l’Europe, peu à peu, à ouvrir les yeux. Pour la première fois, l’Allemagne songe à sanctionner les Turcs.
La Turquie ne peut compter sur personne. Pas même sur le Qatar, qui finance les Frères, ni sur la Russie, qui n’y voit d’intérêt que de gêner les Etats-Unis et l’Europe, ni sur les Etats-Unis, car la santé de la Turquie dépend de la Réserve fédérale américaine. Et, dans le monde arabe, qui veut vraiment des Frères, qui voudrait d’un leadership turc ?
Erdogan fait miroiter des poches de gaz en mer noire ou en mer de Chypre pour rassurer les préteurs. Mais il n’a rien. Il existe des Zones économiques exclusives (ZEE) reconnues entre Chypre, Grèce, Egypte, Israël. La Turquie n’a aucune zone économique en Méditerranée, les îles de la côte turque sont grecques. Un peu comme Jersey, face à la côte française, est anglaise. Parce que même les côtes, avant, étaient peuplées de Grecs, qui en furent chassés. Son gaz en Caspienne risque de n’être que du vent. Erdogan n’a donc pas de gaz à apporter en garantie. A moins qu’on ne le lui cède. Et ne donne aucune fiabilité stratégique.
La Turquie sert la France
Le jeu de la Turquie sert la France. Justifie sa marine, son autonomie diplomatique, sa capacité à parler avec tout le monde. La rapproche de l’Algérie, de l’Egypte, des Saoudiens, des Emirats, d’Israël, sans la fâcher avec le Qatar. Lui redonne une place positive dans les Balkans. Légitime un rôle de leader diplomatique, utile à l’Europe. Démontre que l’alliance avec l’Allemagne, malgré les divergences d’intérêt à court terme, fonctionne.
La présence militaire française interdit désormais à la Turquie une opération guerrière, comme celle qui lui permit d’occuper par surprise le tiers de Chypre en 1974.
Ce n’est donc pas un navire turc que la marine française pourrait illuminer bientôt : c’est Chypre. Une initiative pour la réunification de Chypre rappellerait que le droit international, parfois, a force de loi. Ce serait un excellent signe pour tous ceux qui pensent, au Moyen-Orient, en Europe, et même en Asie, que le règne du chantage, du fait accompli, est le seul qui vaille. Servir le droit, beau rôle pour La Royale.
Laurent Dominati
Fondateur de lesfrançais.press
Ancien Ambassadeur de France, ancien Député de Paris
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