Méditerranée, la mer minée

Méditerranée, la mer minée

Avec le mauvais temps, les mines placées devant le port d’Odessa en Ukraine, ont dérivé. Turcs, Bulgares et Roumains ont fait un travail remarquable « pour détecter les mines à la dérive et les neutraliser ». Certes, elles n’auraient pu franchir le Bosphore. Même les navires militaires russes ne le peuvent plus. Une partie de la flotte russe reste bloquée en Méditerranée, une autre s’en est allée vers l’Atlantique. La Méditerranée serait-elle un lac de paix ? Ou est-ce le calme avant la tempête ? 

La VIème flotte américaine s’était peu à peu retirée, gardant ses bases : Rota, Moron, Naples, Aviano, Souda ou Izmir. La Russie s’était réinstallée en Syrie, à Tartous, mais aussi en Algérie et en Libye. La Chine achetait le port du Pirée, en Grèce. La Turquie, considérant qu’elle pouvait agir avec impunité, parce qu’elle abritait les missiles américains à Incirlik, parce qu’elle menaçait l’Union Européenne d’une vague migratoire, rêvait de redevenir le pivot du monde musulman. Active en Syrie, en Libye, menaçante face à la Grèce et Chypre, entre Russie, Iran, Azerbaïdjan, États-Unis et Union Européenne, elle jouait de ses relais islamistes avec les Frères musulmans.

Qui paie commande, dit-on : l’Europe paie et subit. 

Comme 65% de l’apprivoisement énergétique de l’Union européenne et 30% du commerce mondial passent par la Méditerranée, tout chantage effraie, toute crise, en Crimée, au Moyen-Orient, en Afrique, s’y déverse.

Curieusement, l’Europe, dont la Méditerranée est la façade la plus trouble, comme en témoignent les drames des migrants ou les routes de la drogue, n’a pas de politique définie. Premier donateur des pays du sud, elle est aussi l’ensemble politique qui y a le moins d’influence, que ce soit en Algérie, en Libye, au Liban ou en Syrie. Qui paie commande, dit-on : l’Europe paie et subit.

Près de 2000 personnes ont été secourues en mer sur le mois de juillet 2022 en Méditerranée centrale, rapporte l’ONG SOS Méditerranée. 

Le Med 7 (France, Espagne, Italie, Portugal, Grèce, Chypre et Malte) essaie de renforcer sa coopération. Mais on reste loin, très loin, d’une vision stratégique commune. En témoignent les divergences entre la France et l’Italie, sur l’énergie, les migrations, la Libye ou l’Algérie. Les signatures du traité du Quirinal avec l’Italie (2021), de Barcelone avec l’Espagne (2023), restent plus symboliques qu’opérationnelles.

L’Europe est passée près de la catastrophe stratégique.

Avec l’invasion de l’Ukraine, la militarisation de la mer s’est accrue. Les Russes avec une victoire rapide, avaient mis leurs pions en place : Algérie, Libye, Syrie, Liban, Turquie. Une victoire éclair leur aurait donné les clés de la Méditerranée et de l’Afrique. L’Europe est passée près de la catastrophe stratégique, en Ukraine, mais aussi en Méditerranée. Si elle a déjà pu vivre avec une Ukraine russe, elle n’a plus vécu avec une Méditerranée hostile depuis Lépante. C’est dire ce qu’eut été l’ampleur d’une telle défaite. 

Les navires russes s’essaient encore aux provocations. En janvier, la frégate « Amiral Gorshkov » a été repérée au large des côtes espagnoles. En février le chef d’état-major de la marine italienne, Enrico Credendino, prévenait que la marine russe adoptait une « attitude agressive » entraînant un risque d’incidents.

Des bateaux de guerre russes à Baltiysk le 19 juillet 2022 ©afp.com/Vasily Maximov

En réalité, avec leurs déconvenues en Ukraine, le dispositif russe s’est étiolé ; il n’y a plus aujourd’hui qu’une quinzaine de bâtiments en Méditerranée, deux fois moins qu’au début de la guerre. Les États-Unis, au contraire, ont redéployé un groupe aéronaval permanent. Là comme en Baltique ou en Roumanie, le dispositif de l’Otan s’est renforcé. La France organisera bientôt en Méditerranée un exercice qui mobilisera 12.000 militaires.

Avec l’échec russe, la Turquie joue un peu moins double jeu. Elle met fin petit à petit aux trafics des produits sous sanctions qu’elle réexportait. Sa débâcle économique y est pour beaucoup. Mais l’élection présidentielle à venir pourrait inciter Erdogan à tenter un conflit pour provoquer une réaction nationaliste en sa faveur. Comment imaginer Erdogan lâcher le pouvoir, lui qui se prend pour un sultan, pire, pour un génie ?

La route du gaz russe étant coupée, celles de Méditerranée deviennent plus stratégiques.

L’enjeu gazier en Méditerranée orientale gonfle, au fur et à mesure de la taille des gisements. La route du gaz russe étant coupée, celles de Méditerranée deviennent plus stratégiques encore, qu’elles viennent de Bakou, du Qatar, de Chypre, de Libye ou d’Algérie. Un sabotage du type de celui de Nordstream 2 est dans la tête des états-majors.  

 © Infographie OUEST-FRANCE

Un sabotage des câbles sous-marins aussi. De Marseille, 7ème « hub » mondial en matière de communications par câble, ils vont jusqu’en Asie. A la maîtrise de la mer s’ajoute le besoin de surveillance des fonds marins, ce qui suppose des investissements nouveaux. La prochaine loi de programmation militaire française, en pleine élaboration, en tient compte. Sébastien Lecornu, le ministre des Armées, parie sur les nouvelles technologies : drones sous-marins, investissement dans le renseignement, humain ou spatial, dans le cyber, le calcul quantique, la surveillance des détroits…

La militarisation de la Méditerranée gagne tous les pays, à commencer par les plus pauvres.

La militarisation de la Méditerranée gagne tous les pays, à commencer par les plus pauvres. Le Maroc augmente le tonnage de sa marine de guerre de 50%. L’Algérie, de 120%. L’Egypte de 170%. La puissance militaire est une méthode de chantage efficace. Et chaque transaction donne lieu à des commissions qui réconfortent les militaires, bien utiles dans des régimes qui reposent sur la loyauté des officiers supérieurs.

La situation intérieure des pays du sud s’aggrave. Kais Saied concentre les pouvoirs en Tunisie, le pays est au bord de la banqueroute, manifestations et arrestations se multiplient. Giorgia Meloni appelle le FMI à donner sans contrepartie pour éviter une émigration massive des Tunisiens. Donner à fonds perdus, conforter les pouvoirs en place, comme en Turquie, pis-aller ou aveu d’impuissance ? 

Algérie, Maroc, Français, Russes et Américains

Le Président algérien Tebboune continue sa répression du « Hirak », le mouvement qui menace de mettre fin au régime. Tout en accusant régulièrement la France, il affiche un semblant de réconciliation avec elle. C’est le résultat de l’échec russe. La Russie est le premier fournisseur d’armes de l’Algérie, son allié stratégique. Le budget militaire algérien est un des plus élevés du monde (6% du PIB, la France moins de 2%). Il a doublé en 2023, 20 milliards ! Juteuses commissions. Mais l’alliance russe, le matériel russe, sont dévalués. D’où ce ballet avec la France. Son but est de provoquer une brèche entre le Maroc et la France, ce qui est en train de se passer. 

Jamais les relations entre la France et le Maroc n’ont été aussi froides. Le Maroc a rejoint les Accords d’Abraham entre Israël, le Bahreïn et les Emirats Arabes Unis. Les États-Unis ont reconnu la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, comme l’ont fait d’autres pays européens (Espagne, Allemagne, Pays-Bas), alors que la position française se veut « équidistante » entre l’Algérie et le Maroc. Tout rapprochement avec l’Algérie, qui a rompu les relations diplomatiques avec le royaume chérifien, éloigne la France du Maroc. Est-ce vraiment une bonne stratégie ?

Chamboule-tout au Moyen-Orient, entre Accords d’Abraham et réconciliation irano-saoudienne.  

Du détroit de Gibraltar jusqu’à celui des Dardanelles, tous s’arment et se raidissent. Tandis que la Syrie revient en grâce avec la reprise des relations diplomatiques entre l’Iran et l’Arabie saoudite, sous parrainage chinois. Le chamboule-tout au Moyen-Orient, entre Accords d’Abraham et réconciliation irano-saoudienne ne sera pas sans conséquences en Méditerranée. On le voit au Maroc, on le voit au Liban.

L’Iran, confortée par l’alliance chinoise et russe, est au seuil de l’acquisition de la bombe nucléaire. Elle a un pied en Méditerranée avec le port de Beyrouth que contrôle le Hezbollah. En proie à la « Révolution des femmes », le régime joue sa survie. N’importe quel dirigeant menacé peut être tenté de trouver dans une aventure extérieure une légitimité nouvelle.

« Dark diplomatie » : les réseaux criminels agissent avec la connivence des Etats.

Aux menaces qui pèsent sur l’interruption des circuits commerciaux, comme on l’a vu avec les céréales, s’ajoute, à l’inverse, l’amplification des réseaux de contrebande : les trafics humains de l’immigration, des produits sous embargo, armes ou composants électroniques, les trafics de drogue. Autant de menaces permanentes : une « dark diplomatie » menée par les Etats. Chantages aux flux migratoires (Turquie, mais aussi Maghreb et Libye), circuits de la drogue (la Syrie est un narco-état), les réseaux criminels agissent avec la connivence des Etats et se mêlent aux réseaux terroristes. 

Saisie en mer de drogues par la Marine nationale ©SIRPA Marine

Ce qui, heureusement, permet aussi des coopérations. Bien des Etats se sentent menacés par ces réseaux criminels et terroristes (comme l’Algérie ou l’Egypte). D’autres profitent des flux financiers qui les accompagnent.

Hélas, l’Europe, enjeu de la plupart des chantages et des menaces, n’a, de fait, aucune véritable politique méditerranéenne. Si France, Italie, Espagne, Grèce se coordonnent et improvisent, l’aveuglement européen – celui des pays du nord et de l’est – est coupable.  C’est ce vide européen qui attire autant les appétits.

C’est à la France de définir et partager une stratégie pour la Méditerranée.  

Face à la Russie, les Américains, heureusement, sont là. Sans eux, l’Ukraine serait vassalisée. En Méditerranée, les Etats-Unis n’ont pas le même regard que les Européens. Ils ont moins d’intérêt pour Gibraltar que pour Ormuz. Sans parler de la mer de Chine. 

C’est à la France de définir et partager une stratégie pour la Méditerranée. Inutile de parler d’ « autonomie stratégique européenne » si l’on navigue au gré du vent des intérêts du moment, comme le font en désordre les pays européens. Si l’Union européenne existait en Méditerranée, alors chacun, au nord et au sud, pourrait vivre au bord d’une « mare nostrum » commune, un lac de paix. Aujourd’hui, la mer est minée. 

Laurent Dominati
Laurent Dominati

Laurent Dominati

a. Ambassadeur de France

a. Député de Paris

Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press

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