L’industrie militaire allemande est une question métaphysique. Non que les noms de Krupp, Thyssen, Porsche, Daimler ou Rheinmetall effraient encore : le complexe militaro-industriel a été fondu après la guerre, la réconciliation franco-allemande a fondé l’Europe, les Allemands sont devenus plus pacifistes que la moyenne des Européens. Le complexe militaire allemand transcende cet objet politique aussi réel qu’imaginaire : l’Union Européenne.
Derrière l’annulation du conseil des ministres franco-allemand (cinq ministres allemands étaient en vacances, ah ces Nordiques qui feignassent aux Baléares !), une panne de libido dans le couple franco-allemand : ce ne serait plus un couple.
A priori, rien que de très normal, chacun son lobby. France et Allemagne sont les deux principaux industriels de l’armement en Europe. Mais depuis la guerre d’Ukraine, l’Allemagne fait sa révolution. Son budget militaire augmentera jusqu’à 2% du PIB en 2024, avec un plan d’urgence de 100 milliards.
Désillusion : rien pour la coopération franco-allemande.
En France aussi : + 3 milliards. C’est peu, par rapport à l’Allemagne, mais c’est +7% en un an, + 36% depuis 2017. La France espérait donc que le budget allemand alimente son industrie, notamment dans les programmes communs déjà décidés depuis Merkel : le Scaf, l’avion du futur, le char du futur.
Désillusion : les Allemands ont programmé leurs 100 milliards pour acheter des F35A, des hélicoptères Chinook, des Poséidons (Boeing) et d’autres équipements « sur la table », américains. Le montant des dépenses demandées par la Bundeswehr dépasserait déjà l’enveloppe des 100 milliards de… 100 milliards !
Rien pour la coopération franco-allemande. Au contraire, l’Allemagne annonce un bouclier aérien (European Sky Shield) avec les Israéliens et les Américains, et 13 autres pays européens. Sans la France ! Qui développe depuis sept ans son projet avec l’Italie (Mamba, déployé actuellement en Roumanie, à la demande de l’OTAN…)
La construction d’un nouvel hélicoptère est presque abandonnée, le char associant Nexter et Rheinmetall s’enlise : Rheinmetall propose son propre char. Pourtant, Nexter est déjà dans une corbeille franco-allemande depuis 2015, l’Etat français s’est marié avec la famille Bode-Wegmann au sein du nouveau groupe, KNDS. C’était le projet baptisé KANT. Métaphysique, déjà.
La politique reprend ses droits.
L’idée était de bâtir un groupe industriel d’armement franco-allemand, ce qui serait en train de se faire, si Rheinmetall ne cherchait à s’emparer du tout. Une tentative d’acheter les parts de la famille Boge Wegmann a échoué, à cause du veto français.
Serait-ce que l’appétit allemand soit démesuré ? Les premiers actionnaires de Rheinmetall sont américains, comme, d’ailleurs, ceux de ThyssenKrupp, peu sensibles à la libido du couple franco-allemand ou à l’autonomie stratégique européenne.
La politique reprend ses droits. Après le déjeuner Scholz-Macron, Airbus et Dassault sont sommés de trouver un accord ; le char franco-allemand est remis sur les rails. Est-ce suffisant ? Non. Là ne s’arrêtent pas les divergences franco-allemandes. Sur la crise énergétique, France et Allemagne n’ont pas la même approche. La France veut un plafonnement des prix, l’Allemagne a dégainé son plan à 200 milliards. L’Allemagne cherche son gaz, la France relance le nucléaire. Est-ce si grave ? Non plus.
L’Allemagne défend son industrie, la France ses déficits.
C’est l’illustration de deux pays sur des trajectoires différentes. L’Allemagne défend son industrie, un modèle économique qui lui permet d’accumuler les excédents budgétaires, les records d’exportation, un revenu par habitant désormais 30% plus élevé que celui des Français.
La France, elle défend ses… déficits. Un Etat beaucoup plus dépensier, beaucoup plus dirigiste, y compris dans l’industrie, militaire ou non.
La France, pour les Allemands, fait partie des pays « cigales », ceux du Club Med. Ils mettent l’euro en danger. Ils sont surpris d’entendre « La Melloni », hier eurosceptique, faire leçon d’européanisme aux Allemands, alors que l’Italie reçoit 200 milliards de l’Europe, grâce au sérieux budgétaire allemand. La France est le pays qui emprunte le plus, qui n’a tenu aucun de ses engagements budgétaires, jamais.
Pour l’Allemagne, ultra décentralisée, fondée sur le compromis politique et syndical, la France est un pays toujours à la limite de la crise sociale, jacobin, monarchique, assez peu démocratique, pour le meilleur et pour le pire, efficace pour envoyer des forces militaires à l’étranger, ce qui inquiète. La France est le pays du monde qui a accompli le plus d’interventions extérieures depuis 1945. L’Allemagne l’interdit, comme elle interdit de vendre des armes à des pays en guerre, un problème pour exporter des armes conçues en commun.
La richesse de l’Allemagne repose sur la stabilité européenne plus que sur son industrie.
D’où cette « nouvelle Allemagne », appuyée sur son économie et l’Europe de l’Est. L’Allemagne est favorable à l’intégration européenne des pays des Balkans et de l’Ukraine, la France rechigne. Avec raison : de telles intégrations tueraient l’UE, en tout cas en changeraient le sens, et la gouvernance franco-allemande.
Aujourd’hui, l’Allemagne a les moyens financiers, et désormais militaires, c’est-à-dire diplomatiques, de jouer seule. Elle aurait tort.
D’abord parce qu’elle est ontologiquement européenne. Elle l’a inscrit dans sa Loi fondamentale. Sa richesse repose sur la stabilité européenne plus que sur son industrie. Elle peut certes conclure une alliance avec les États-Unis, s’appuyer sur l’Europe de l’Est, sans la France. Cela reviendrait à revenir sous tutelle. Se couper de toute latitude, y compris vis-à-vis de la Chine. Alors que Scholz vient de donner son accord pour que les Chinois rachètent un tiers du port de Hambourg… Enfin, à provoquer une suspicion en Europe, et une opposition de la France. Que pourrait devenir une Union européenne avec une France rétive ? Une impasse. Et puis la sujétion américaine coûte cher. Combien coûtent déjà le gaz américain et les restrictions futures au commerce avec la Chine ?
Sans la France, l’Allemagne perd l’Europe.
L’Allemagne ne peut se passer de l’alliance française. Lors de la première rencontre de Jacques Chirac et de Gerhard Schroeder, nouveau chancelier, à Berlin, Schroeder appelait Chirac « Monsieur le président ». Chirac le prit par le bras et l’emmena à l’écart : « Alors maintenant, je t’appelle Gerhard et tu m’appelles Jacques. On est amis. Parce que si on n’est pas amis, tous là, ils vont dire qu’il y a un froid entre la France et l’Allemagne. Or c’est impossible. Donc on est amis, que ça plaise ou non. Hein Gerhard ? ». La France craint toujours que l’Allemagne la lâche. C’est oublier que sans la France l’Allemagne perdrait l’Europe.
Alors l’avion de combat verra le jour, le char aussi. Sébastien Lecornu et Christine Lambrecht ont mission de réussir. D’autant que les industries françaises peuvent jouer en solitaire -même un programme de 80 milliards comme le SCAF est finançable sur 40 ans-, elles sont meilleures que les industries allemandes. C’est bien le problème de Dassault qui ne veut pas partager son savoir-faire…
L’euro n’est pas que de la monnaie et l’industrie militaire pas que de l’industrie.
S’il n’y a pas d’accord industriel, il ne peut y avoir d’accord stratégique ; s’il n’y a pas d’accord stratégique, il n’y a pas d’Europe des Européens, disait De Gaulle (en opposition avec l’Europe des Américains). S’il n’y a pas d’Europe des Européens, il n’y a pas d’Allemagne autonome. Voilà pourquoi l’Euro n’est pas que de la monnaie et l’industrie militaire pas que de l’industrie.
L’Allemagne, après sa destruction en 1945, s’est refondée sur la « dignité de l’homme » (articles dits « éternels », immodifiables) de la Loi Fondamentale allemande, et la paix. Tout ce qu’elle avait détruit, qui l’avait détruite. Le nouveau chant de la Ruhr -le plomb qui se transforme en or, plutôt que l’or qui se transforme en plomb-, est la prière de l’Allemagne pour ne pas sortir de son lit européen. Kant, n’est-ce pas celui qui écrivit un projet de paix perpétuelle ? Métaphysique, la politique.
Laurent Dominati
a. Ambassadeur de France
a. Député de Paris
Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press
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