Lettre à la France #1 : Pierre-Yves, résident à Varsovie : « Ça fait 24 ans ce soir que j’ai rencontré mon grand amour ».

Lettre à la France #1 : Pierre-Yves, résident à Varsovie : « Ça fait 24 ans ce soir que j’ai rencontré mon grand amour ».

Quel compatriote vivant loin de l’Hexagone n’a jamais été touché par un profond sentiment de nostalgie ?  Vivre loin de sa patrie de naissance c’est, certes, s’offrir la possibilité de tracer librement un itinéraire de vie singulier, loin du déterminisme des origines, et de se mêler au bouillonnement du monde. Mais vivre loin implique aussi de ressentir le poids de la distance quand on a laissé derrière soi des êtres chers et des terres aimées qu’on ne reverra que pour les vacances ou tout simplement jamais. La nostalgie faite du pincement au coeur de celui qui est parti n’est jamais loin.

« De la Lettre à France de Polnareff aux Lettres à la France du site Lesfrançais.press »

Quand Michel Polnareff écrit en 1977 sa « Lettre à France », il compose une ode languissante au pays qu’il a dû quitter précipitamment quatre ans plus tôt pour vivre en exil aux Etats-Unis. Cette chanson à succès est aussi un hommage à France Gall avec qui Polnareff a connu une idylle malheureuse.

A l’image de cette missive enflammée devenue célèbre, j’ai voulu interroger des compatriotes sur leur rapport intime à la France, sur leurs amours, souvent à l’origine de leur itinéraire de vie, les faire parler de leurs sentiments liés à une expatriation pas seulement décrite sous l’angle des choix professionnels, mais vécue à travers des anecdotes de vie, des rencontres, des virages négociés ou des bifurcations soudaines.

Nous avons demandé à nos interlocuteurs trois choses : de rédiger l’ébauche de leur propre « Lettre à France » et de me fournir la photographie de deux lieux chers et évocateurs, en France et dans leur lieu de résidence à l’étranger.

De cette mosaïque de mots et d’images se dégagent les portraits personnels de ces compatriotes de l’étranger qui forment la mosaïque de la France d’outre-frontière en même temps que les réminiscences de la France d’hier et d’aujourd’hui.

Varsovie, un soir de printemps. Un petit bar du centre aux lumières tamisées. Je suis attablé avec Pierre-Yves Heleut, Breton charpenté à l’oeil rieur et au sourire parfois mélancolique.

Le Breton de Rungis s’installe à Varsovie pour l’amour de Gosia, la fille au pair :

« Je pars à 27 ans en Pologne. C’est ma première escale. Je suis alors un Breton de Paris et je vis un célibat un peu fou-fou dans le Paris libéré de 1996 ». 

Je bosse alors à Rungis dans l’import-export de fruits exotiques. Rungis ça brasse mais je rêve de partir loin. J’ai le virus de l’ouverture qui est arrivé tout petit. Mon père était prof d’anglais et avec lui j’ai eu la chance de voyager très jeune, dans des pays d’Europe, en camping. On bourlinguait en famille et c’était l’aventure. Mes premiers souvenirs de gamin sur la route c’est quand en 1985 on a un accident dans une Opel Ascona miteuse sur la route du Péloponnèse. On est secouru par un car entier qui s’arrête pour nous. En 86 on file en Hongrie. C’est juste après Tchernobyl. On appelle le ministère des Affaires étrangères pour être informés sur la radioactivité. On nous rassure et on se baigne tranquillement dans le lac Balaton. Aujourd’hui encore quand j’ai des réactions cutanées bizarres je me dis que c’est ça. Avec ces voyages j’apprends une première leçon : tu as autant de plaisir d’être chez toi que de revenir chez toi. 

« Quand tu es Nord finistérien, être à Paris c’est synonyme de stagnation »

Quand tu es Nord finistérien, être à Paris c’est synonyme de stagnation. J’ai une grosse crise d’étranger. J’ai besoin de m’impliquer dans une autre culture et dans une autre langue. J’avais besoin de connaître les autres pour me connaître aussi. La personne que je rencontre est polonaise. Elle aurait été turque j’aurais été à Istanbul. Notre rencontre ? Ce jour-là je suis en train de regarder Téléfoot en pyjama, j’ai les yeux et les cheveux collés. Mon pote arrive et me dit « y a un pique-nique dans les jardins de Vincennes. J’hésite, je suis crevé. « Pierrot, fais pas le con, y aura des filles, viens ». Je suis au Kremlin-Bicêtre, avenue Eugène Thomas, on fonce.

J’arrive là-bas au bois : les filles sont toutes filles au pair. Mon pote drague une jolie Tchèque et moi dans le lot j’accroche avec une très jolie Polonaise. C’est l’époque des rollers. Je la revois, on fait deux sorties rollers ensemble. 

«Avec mon appendicite, j’ai pensé qu’on ne se reverrait jamais » 

Un soir où je suis avec elle, je bois trois gorgées d’un demi et j’ai des nausées. J’étais tellement dans les émotions à son contact que je pensais que ça venait de là. Je rentre chez moi à la peine. Je suis en train de faire en réalité une appendicite aiguë. L’hôpital me prend en extrême limite. 

Mais du coup je ne vais pas au rendez-vous qu’on s’était fixé pour le lendemain. A l’époque il n’y a pas de portable. Je n’ai qu’un numéro de fixe. Après deux ou trois tentatives infructueuses je laisse un message à son attention. J’ai fait en sorte qu’elle me rappelle à la clinique et qu’elle passe me voir. Je pense que je la reverrai jamais. Qu’elle est sûrement furieuse du rendez-vous raté. Mais elle débarque et je lui explique tout. L’appendicite qui m’a cloué au lit. Elle comprend. On aurait pu tout bonnement se rater.

« A Montmartre, on se donne notre premier baiser, il ne manquait plus que Doisneau pour immortaliser ça »

On  va manger une glace à Montmartre à côté du Sacré-Coeur pour fêter ça. On se donne notre premier baiser sur les marches. Il ne manquait plus que Robert Doisneau pour immortaliser la scène.

Elle m’accueille dans sa famille au pair, une famille très riche dans le 16ème arrondissement qui possède même une maison en Sologne et une autre à Saint-Jean-de-Luz. La famille est très heureuse que la fille au pair ait trouvé un « petit Français » et ils sortent systématiquement une bouteille de très bon vin blanc pendant qu’on garde les enfants. Je suis aux anges.

Au bout de deux mois les choses sérieuses commencent. Elle vient habiter chez moi, quitte le circuit fille au pair. Après une soirée arrosée à Montmartre je lui promets d’aller m’installer dans son pays et d’apprendre sa langue. Elle éclate de rire. On passe 6 mois en France ensemble et l’envie profonde d’étranger, l’appel d’un autre pays monte, monte en trombe. 

Au bout de 6 mois je rencontre sur Rungis une société qui veut ouvrir une filiale en Pologne. Je prends un job d’acheteur alors que je n’ai jamais rien acheté de ma vie.

« 3 avril 2000, on atterrit en Pologne, mais où est passé le petit mec avec des lunettes et notre bagage ? »

3 avril 2000 on atterrit donc en Pologne. On montait l’entreprise de zéro. Des semi-remorques étaient partis de Paris et nous nous étions partis avec nos valises de Roissy. On avait fait le plus grand Bigos (sorte de choucroute polonaise) du monde lors de notre soirée de départ en France. Nos amis nous avaient offert chacun un sac de voyage. On arrive à Roissy en surpoids avec quatre valises chacun. On est bloqué. On ne peut pas abandonner nos bagages. Comment faire ? J’avise une personne seule que je charge de prendre notre valise en surplus. Un petit mec avec des lunettes. Il enregistre le bagage de Gosia.

Mais coup du sort : l’hôtesse nous annonce qu’on ne part plus à cause du surbooking.

On atterrit donc plus tard par un autre avion. Gosia est très contente de retrouver son pays mais… a perdu son bagage avec toutes ses affaires de fille au pair… Et le petit mec à lunettes qui a pris l’avion avant nous est introuvable. On va passer nos premiers temps en Pologne à remplacer les affaires perdues. Un jour la soeur de Gosia l’appelle et lui dit qu’elle a reçu une lettre bizarre. La trace de la valise est retrouvée. On a une adresse de contact. On y va. Le petit mec à lunettes nous reçoit dans son appartement et il est d’humeur glaciale. On lui donne alors le Cognac et le Champagne qu’on a achetés pour lui. Sa femme arrive, ça détend l’atmosphère. On se marre, et ils deviennent des amis pour la vie, des amis très proches qu’on a gardés jusqu’à aujourd’hui. Et Gosia a retrouvé sa valise. 

« 2000-2006, une Pologne avec des parfums persistants de communisme »

On reste en Pologne jusqu’en 2006, on travaille tous les deux. C’est un pays qui a des parfums persistants de communisme. On vit dans une banlieue éloignée de Varsovie et on travaille avec une plateforme de logistique qui gère les achats de fruits et légumes avec des petits producteurs qui réclament d’être payés tout de suite. 

Derrière les campagnes on sent l’éclosion de la ville, les grandes surfaces en 96 et 97 sont arrivées et on peut trouver déjà du Camembert et du pinard français. Mais il y a des manques d’infrastructures béantes, des trous dans les routes. Les Polonais sont en retard par rapport aux Tchèques et aux Slovaques. Le vrai développement ce sera la préparation de l’Euro de Football plus tard en 2012. Au début des années 2000, c’était assez excitant car on sentait qu’on vivait un moment d’Histoire en direct, avec les pourparlers de l’Union européenne en cours (adhésion en 2004), c’était des moments très forts. On assiste à la réélection de Kwasnieski en 2000 face à un Lech Walesa qui fait seulement 1,1 pour cent des voix. Je suis choqué car j’avais encore en tête l’image du héros national. Mon fils né en 2003 à Wroclaw. 

« La Pologne d’aujourd’hui, avec beaucoup d’inégalités »

Aujourd’hui en 2023 je vois beaucoup d’inégalités, un développement un peu gâché, une Pologne qui fait la part belle à des secteurs comme l’immobilier qui se développe de façon sauvage, des cours qui s’envolent de façon déraisonnable. D’un pays un peu sous-développé on est passé par un pays happé par la mondialisation qui vient fausser le développement qu’elle était en train de vivre dans les années 2000. 

Le retour en France à Dax entre 2006 et 2012 : « Y en a toujours un qui est chez lui et l’autre pas. C’est blanc ou noir »

On va connaître un retour en France en 2006. Ma femme quand elle revient c’est à contrecoeur. Notre vie l’embarque en France et on s’installe dans le sud-ouest à Dax. J’avais fait alors 6 ans en Pologne et j’avais ma dose, je force un peu les choses pour qu’on revienne et elle me suit un peu forcée. Quand on rajoute deux cultures sentimentales, les chances de réussite sont plus aléatoires. Y en a toujours un qui est chez lui et l’autre pas. C’est blanc ou noir ; l’un des deux doit abandonner une part de sa personne pour suivre, voir l’autre s’épanouir dans son milieu. J’ai vécu 6 ans à Dax avec l’impression d’avoir les valises sur le palier et il y avait des tensions dans le couple. Je vivais dans un endroit magnifique mais c’est comme si on me confisquait le droit d’en profiter. Je partais en Pologne faire des missions pour la sous traitance d’une entreprise vendant des canapés, et Gosia restait à Dax. J’allais en Chine et elle restait à Dax. Ma fille nait. Les années passent. En 2016, une société RH Bretonne vient me chercher pour aller en Pologne à nouveau. 

Retour en Pologne en 2016, la pire expérience professionnelle de ma vie

Je me dis que c’est le bon train, je saute dedans. Je me prépare psychologiquement. Ce groupe n’était en fait pas prêt à se développer internationalement. Cela devient la pire expérience professionnelle de ma vie. Ou la pire décision tout court. Le projet qui était séduisant n’est pas viable faute de préparation et de fonds nécessaires. Tout va s’arrêter du jour au lendemain au bout d’un an. Je suis groggy, j’ai quelques mois de réflexion. Je crée alors mon entreprise. Il a fallu passer par là. Maintenant, je me sens épanoui et bien dans ma peau. 

« Même si je ne suis pas avec toi je me soucie de ton bien être » : une séparation synonyme de relation nouvelle

Aujourd’hui on est séparé avec Gosia. Mais dans le divorce on est soucieux du bien-être de l’autre. L’essence de notre relation c’est le lien des enfants et c’est ce qui prédomine dans la nouvelle relation qu’on construit. On a évité les comportements destructeurs, auto-centrés. Même si je ne suis pas avec toi je me soucie de ton bien-être. Je ne pourrais pas vivre en la sachant malheureuse, ce n’est donc pas une séparation totale.

« Un jour j’écrirai un livre. Car à l’étranger on déverrouille des horizons. C’est probablement le petit Tesson qui sommeille en moi » 

Je veux livrer une dernière anecdote pour illustrer la double culture : j’étais alors dans le bureau du directeur financier de Capdevielle qui oppose une fin de non recevoir à une de mes propositions polonaises. Et il me dit : « tu es en train de devenir plus polonais que les Polonais ». Il y a cette phrase en polonais « wszystko jest do załatwienia » : « on peut tout arranger ». Finalement quand je suis en Pologne j’explore les contours de ma personnalité alors qu’en France les contours sont beaucoup plus normés dans l’entreprise. Il y a un cadre culturel qui nous code et nous cadre. Qui fait que la vie entre deux ou plusieurs pays crée une hybridation. Cela nous permet de puiser dans chaque culture avec laquelle on a été en contact. Qui aurais-je été si j’avais été en France ? A l’étranger on déverrouille des horizons. Un jour j’écrirai un livre. C’est probablement le petit Tesson qui sommeille en moi. Certains soirs il prend des allures de Tesson de bouteille (rires). J’ai déjà le titre du livre. Ce sera « les petites portes ». Derrière chacune des portes il y a des perspectives exponentielles. 

Les deux photos choisies :

La photo de la Pointe Saint-Mathieu :

Le point le plus à l’Ouest de la France. C’est là où le mot Finistère prend tout son sens. Ma grand-mère qui est la personne que je chérie le plus au monde et qui a 94 ans habite à trois kilomètres de là. Elle est aussi mon phare. J’envoie des emails qu’elle lit tous les jours, elle s’est mise à l’internet. Je rentre trois fois par an. 

Moi, j’aimerais être enterré ou incinéré dans un endroit fixe, dans le Finistère ça c’est certain. J’ai des ressentis, des intuitions, je ne suis ni croyant ni mystique mais on va se fixer un point de rendez-vous dans notre famille. Si par accident quelqu’un devait disparaître il y aurait ce lieu qui rappellerait le disparu.

La Pointe-Saint-Mathieu

Le Palais de la culture à Varsovie :

Là il est pris de haut, en 2023. De la tour la plus haute d’Europe. La Warsaw Tower. On se met maintenant à le dominer alors que c’est ce symbole du communisme qui nous dominait jusque-là.

Le Palais de la culture à Varsovie

Sa lettre à France

Pierre-Yves, résident à Varsovie

« Depuis que je suis loin de toi… eh bien, je me suis rapproché de moi ! 

Habitant en Pologne, j’explore un autre moi, en baignant dans une autre culture qui tolère, voire encourage d’autres expressions de caractères. Paradoxalement, je pense n’avoir jamais autant aimé la France que depuis que je l’ai quittée. Avec les années, un mythe se bâtit de ses parfums, ses villes structurées, sa large façade maritime, son tintamarre culturel… chaque retour en France me rend incrédule et heureux de pouvoir jouir de mon chez moi, de ces familiarités perdues. Et pourtant.. je sais qu’alors, c’est ma ‘polonitude’ qui trépigne, et qu’à mon retour en terre slave, c’est aussi un chez-moi ; l’autre, que je vais retrouver. C’est probablement le lot des expatriés que d’être tiraillé entre tout ce que l’on a et l’on souhaite de meilleur, que d’être aimantés par la biculture ».

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