La Douma a voté en urgence une loi qui promet 15 ans de prison à « ceux qui propagent des fausses informations à propos de la guerre en Ukraine ». La liberté et la guerre vont mal ensemble. Normalement, tout le gouvernement russe devrait aller en prison, puisque, jusqu’au vote de cette loi, il n’y avait pas de guerre en Ukraine, seulement « une opération spéciale ». Avec le retour des soldats russes tués, le Ministère a dû reconnaitre des pertes, commises par des « nazis et des lâches » dit Poutine. Pauvres soldats, pauvres civils, premières victimes, ils ne sont pas les seuls.
A la guerre, la première victime, c’est la vérité. S’il est certain que la propagande russe raconte des histoires, jusqu’à quel point nos analystes sont-ils fiables ? Hier virologues, aujourd’hui stratèges, nos informateurs sont d’abord mus par l’excitation, tous parlent trop, y compris les dirigeants (quelle idée d’ annoncer à l’avance sanctions et limites d’intervention !)
Si les bien informés se trompent, qu’en est-il des désinformés ?
Les services secrets américains, britanniques, français, allemands et italiens partageaient depuis quelques mois leurs informations sur l’hypothèse d’une guerre. Les « Anglo-saxons » y croyaient, les autres non. Comme les Américains se sont toujours trompés, il était difficile de croire qu’ils avaient raison. Si de telles intelligences si bien informées se trompent, qu’en est-il des pauvres désinformés que nous sommes ?
Comment garder la tête froide après cet impensable, le retour de la guerre en Europe ? Jusque là, il était convenu que les grands ne se faisaient la guerre que par délégation, ou bien au loin. Gagner en « puissance » en occupant des territoires, en soumettant des populations, c’était la logique de Catherine II et de Napoléon. Après la décolonisation, après l’URSS, après l’Irak et l’Afghanistan, il était prouvé que même les victoires conduisaient à l’échec. La puissance nouvelle est celle des centres financiers, forcément neutres : Singapour, Dubaï, Luxembourg ; celle des Gafas et de l’Intelligence Artificielle. Apparemment, d’intelligence, ne reste que celle-là.
Après l’Ukraine, la Russie victime de la guerre
Car, après les Ukrainiens, la Russie ou plutôt les Russes, sont les premières victimes. Avec la chute du rouble, l’inflation, les freins à l’exportation, la Russie, qui s’appauvrit depuis dix ans (elle est passée de 2400 milliards de dollars avant l’invasion de la Crimée à 1500 aujourd’hui), va s’appauvrir encore. Et ce sous un régime de plus en plus policier. Les Russes, habitués aux despotes et aux sacrifices, résisteront, et souffriront. Il sne seront pas les seuls. Si la Russie peut se passer du monde, comment le monde peut-il se passer de la Russie ?
L’Europe a des réserves de gaz jusqu’en décembre. D’ici là, Algérie, Qatar et gaz de schiste viendront au secours. Question de prix. Ailleurs, ce sera plus difficile. Les pays qui ne sont pas producteurs d’hydrocarbures payent la crise de la covid, comment payeront-ils l’augmentation des prix des hydrocarbures, d’autres matières premières, et surtout du blé ? Algérie, Tunisie, Libye, Egypte, Liban, Arabie saoudite, Nigéria, Kenya, entre autres, se nourrissent de blé russe ou ukrainien. Verra-t-on des émeutes de la faim ? Des régimes renversés ? De nouvelles guerres civiles ? Il n’est même pas besoin d’imaginer que les Russes décident de perturber le commerce international pour que les conséquences de la guerre d’Ukraine s’étendent bien au-delà de l’Europe. Au Moyen-Orient et en Afrique, les conflits (où sont déjà impliqués les mercenaires russes) vont s’envenimer.
Si la Russie peut se passer du monde, comment le monde se passera-t-il de la Russie ?
Et en Europe ? Il n’y a pas que le prix du gaz, le retour en grâce du nucléaire, il y a aussi les menaces sur les câbles, les cyberattaques sur les entreprises et les services publics. En cas de sabotage des câbles sous-marins dans l’Atlantique, 90% du réseau internet serait touché. La « guerre hors limite » a commencé.
Il est possible de rendre la pareille aux Russes, c’est la logique de la guerre, celle de la destruction. On a vu en quelques jours ressurgir le vieux monstre, éteint depuis 1962 : la menace nucléaire. Même en écartant ce spectre, inutile de croire qu’une guerre se passe sans violence, sans dommage.
Poutine ressuscite l’autre fantôme, l’Otan. Mieux : il a doté l’Europe d’une conscience militaire ! Polonais, Hongrois, Baltes en première ligne. Les Allemands, encore effrayés d’eux-mêmes, augmentent leur budget militaire de cent milliards, le double du budget actuel. L’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie supplient d’adhérer à l’UE, pensant que la solidarité européenne vaut plus que des aides financières : une protection.
Redéfinir l’Europe, préparer le jour d’après
Evidemment, ce ne sera pas possible : élargir l’Union européenne l’affaiblirait plus encore. Mais dire non est impossible. Poutine, qui voulait désunir l’Europe (comme Trump) et a fait campagne pour le Brexit, la renforce, la change, la militarise. Pour la première fois, de façon inimaginable il y a peu, l’Union finance des armes.
L’Europe ne pourra pas en rester là : elle devra se redéfinir. L’Europe des Cercles va revenir, avec un degré d’intégration, d’alliance, différent selon les pays. Il y aura un noyau dur, celui, à peu près, des membres fondateurs, il y aura le cercle de l’Euro, celui du nouveau Schengen, celui de la défense. Suédois, Autrichiens, Finlandais, Géorgiens, Croates, trouveront leur place dans ces nouveaux ensembles. On peut même envisager les places du Royaume-Uni et de la Suisse (qui a cassé sa neutralité pour condamner la Russie, ce qu’elle n’avait pas fait avec Hitler !). On doit penser un statut pour les nouvelles relations de voisinage, avec la Turquie, le Maroc, l’Algérie et l’Egypte. Imaginer aussi, enfin, la paix revenue, la place de la la Russie.
La France doit imaginer le plan de paix
Car le malheur de cette guerre, ou sa cause, c’est l’incapacité d’avoir des relations saines avec la Russie. Pour sortir de la guerre, il faut la paix. Pas comme absence de guerre, comme projet de vie commune. Garantir la sécurité de tous, y compris de la Russie. La difficulté fondamentale est que la paix s’appuie sur le pilier de la liberté, entre des pays libres, entre des pays dans lesquels les dirigeants doivent rendre des comptes aux citoyens. Les vrais garants de la paix sont les citoyens, sinon, ce sont les soldats qui cessent de se battre…
La France doit imaginer le plan de paix. Cela ne veut pas dire ignorer les menaces. Se renforcer d’un côté, unir les Européens, imaginer la paix future avec la Russie de l’autre. Ce n’est pas aux États-Unis de le faire, ni aux malheureux Ukrainiens. C’est à nous.
Se renforcer pour le conflit en cours, et préparer la paix future. Il faut penser le jour d’après, sinon il n’y aura pas d’après. Sans espoir de paix, il n’y aurait que l’absurde et tragique présent d’une guerre durable.
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