Les oubliés

Les oubliés

Pendant que se recomptent les bulletins de Géorgie et que Joe Biden tente de rassurer l’Amérique et le monde, d’autres évènements agitent la planète sans l’émouvoir.

En Amérique centrale, un ouragan détruit des centaines de bâtiments et a déjà tué deux cents personnes, principalement au Guatemala. En Turquie, le tremblement de terre a fait 110 morts. Au Cameroun, après l’assassinat, il y a dix jours de sept enfants dans une école, six enseignants ont été enlevés. En Ethiopie, plusieurs dizaines de civils, entre trente et cinquante, ont été victimes d’une attaque de rebelles. A Kaboul, une attaque terroriste à l’Université a laissé  22 étudiants morts. Au Sénégal, 140 migrants sont morts dans le naufrage d’un bateau.

Dans le Haut Karabakh, la reprise de la guerre a déjà provoqué 1200 tués. Au Mozambique, des terroristes ont décapité 20 personnes dont 15 adolescents. En Côte d’Ivoire 4 personnes sont mortes dans des manifestations. Une vingtaine de migrants -qui sait le nombre exact ?- sont mortes au large de Sfax en Tunisie. Au Pakistan, sept personnes ont été tuées par un attentat à la bombe dans une école religieuse à Peshawar. 

Votes en Géorgie, noyées à Dakar.

D’autres drames pareils à ceux-ci sont déjà oubliés. Ceux-là, ce sont ceux de la semaine. Et encore, il y en a d’autres. Toutes ces tragédies ont au moins deux points communs : 

Le premier, c’est qu’elles n’intéressent personne. Bien moins que le nombre de votes en Géorgie. Inutile de disserter sur l’inégalité des vies et des morts dans le traitement de l’information. Et cela, terriblement, se comprend. Les votes en Géorgie peuvent changer le cours de l’histoire, le naufrage au Sénégal ou la bombe à Peshawar sans doute pas. Il ne faut donc pas accuser les medias de mépris. Ils s’intéressent à ce qui peut avoir des conséquences sur la vie de ceux qui les regardent et les lisent.  N’importe quelle compétition sportive rassemble plus qu’un accident. On pourrait s’arrêter là, et conclure, l’égoïsme étant ce qu’il est, que les affaires du monde se traitent à Washington et pas à Dakar. Vanité des vanités et injustice sous le soleil, et puis ? 

Il y a un deuxième point commun : toutes ces tragédies auraient pu être évitées. Même les victimes de l’ouragan ou du tremblement de terre. Le tremblement de terre en Corée ou au Japon n’aurait peut-être tué personne. Et l’ouragan Eta, en Amérique centrale, s’il avait eu lieu en Suisse, non plus. Les éboulements de terrain n’auraient pas emporté les maisons. Les autres ont des causes directement politiques : attentats, terrorisme, migrations.

La politique est le plus noble des métiers, et le plus sale.

La politique, ce n’est pas que la communication, la campagne électorale, ou le partage des dépouilles, c’est aussi la production d’électricité, l’accès à l’eau, la lutte contre la dengue, les normes de construction le contrôle des migrations, la coopération policière, l’enseignement dans les écoles et pas seulement dans les madrassas.

Les inégalités de traitement reflètent les inégalités de pouvoir, mais les inégalités de puissance dépendent de la construction des sociétés, des systèmes politiques.

C’est pourquoi la politique est le plus noble des métiers, et le plus sale. Il conduit au vol et à l’assassinat comme il les empêche. 

Des normes de construction préviendraient les écroulements au Guatemala. Ce n’est pas de la haute technologie. En Afrique, les conflits tribaux prolifèrent, sur un terrain religieux, depuis les indépendances. La solution n’est pas que la seule démocratie du vote, mais le partage du pouvoir et des ressources : la démocratie qui respecte le droit du plus faible. C’est une autre définition de ce que l’on appelle la « démocratie libérale ».

Le droit face aux ouragans

Le règlement des conflits par d’autres armes que la violence, la sécurité des biens et des ressources par le travail des hommes et l’édiction de normes, c’est  le travail politique. Il réussit ou il échoue. Il réussit, et la richesse s’ensuit, dans des régimes qui valorisent la liberté par rapport à  la force plutôt que l’inverse. La démonstration a été faite par les sociétés, les pays, les hommes, mille fois : Si la Russie avait un régime comparable à ceux de l’Union européenne, serait-elle plus ou moins riche ? Il n’y a qu’à comparer les taux de croissance des anciens pays de l’est et le sien. La liberté n’est pas une donnée, c’est une construction, lente, indécise, comme le vote en Géorgie. 

Les victimes de catastrophes ne dépendent pas que de la force du vent ou du fanatisme. Elles dépendent de la construction et de la force des lois.

Lier les aides à l’état de droit ? 

La Commission européenne et le Parlement européen ont décidé de soumettre l’octroi des fonds d’aide aux critères du respect de l’état de droit en Europe. Idée ancienne qui transparaissait déjà dans l’importance accordée aux questions de gouvernance dans la coopération internationale. Elle prendra de plus en plus d’importance. Evidemment, les régimes et les dirigeants préfèrent tous qu’il n’y ait aucun critère, qu’ils assimilent à un droit de regard. La Chine s’abstient de telle « ingérences », et beaucoup de dirigeants l’aiment aussi pour cela. Faut-il changer notre façon de voir ou au contraire, lier toute aide à la promotion de l’état de droit ?

Les causes du mal et des catastrophes ne sont pas le manque de moyens. C’est l’incapacité à s’organiser, la mauvaise gouvernance, les mauvaises politiques. 

On le sait très bien en Europe, puisqu’on s’apercevra bientôt que les ravages de l’épidémie de coronavirus sont dus à nos incapacités plutôt qu’à la violence du virus lui même. Saura-t-on identifier nos failles ? Le modèle chinois va-t-il dépasser le modèle occidental saisi par la peur ?  Apprendre, c’est ne pas oublier. Ni les morts de chez nous, ni ceux d’ailleurs, qui nous disent comment on pourrait mieux vivre en prévenant les catastrophes. Ne pas oublier les oubliés, rappel utile, égoïste.

Editeur de lesfrancais.press. Ancien Ambassadeur de France au Conseil de l’Europe, ancien député de Paris. 

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